Revenons un peu plus en détail sur les faits. Que s’est-il donc passé pour en arriver là ?

Le comité

Je suis convoqué un lundi soir pour un comité de direction extraordinaire, programmé le jeudi soir de la même semaine. Le comité de direction est composé de six membres. Je suis le seul Français de celui-ci, les cinq autres membres étant des représentants de la maison mère. Le contenu de l’ordre du jour est tenu secret et nous sera communiqué par le directeur général. Je siège dans ce comité de direction au titre de mes fonctions de directeur de l’informatique et de l’organisation.

Le jeudi soir à 19 heures, le directeur général prend la parole : « Nous n’avons qu’un seul point à l’ordre du jour, le futur système informatique de la banque, et un seul objectif, obtenir l’accord de M. Bouchet, directeur informatique, sur le projet de mise en place du futur système informatique de la banque. Nous lui demandons un engagement ferme sur le budget et le délai de mise en œuvre sous sa responsabilité. »

Il m’était demandé très concrètement de signer un document engageant toute ma responsabilité dans la mise en œuvre d’un projet de refonte d’un système d’information dans un délai de 14 mois et avec une enveloppe budgétaire fermée de 29 millions de francs.

J’ai refusé de signer ce document, en explicitant et argumentant le pourquoi de ma position, dans l’intérêt de l’entreprise avant tout. J’avais déjà préalablement développé ces mêmes arguments auprès de l’équipe de direction, en m’appuyant sur deux rapports d’expertise, mettant en évidence les limites de la solution préconisée par la maison mère. Le premier de ces rapports reposait sur différentes simulations effectuées par mes collaborateurs et moi-même, afin de chiffrer le coût d’adaptation de la solution proposée et le comparer à d’autres solutions du marché. Le second, réalisé par un cabinet de conseil agréé par la direction générale, conduisait aux mêmes conclusions : la lourdeur et donc le coût et le délai des adaptations fonctionnelles à apporter à la solution source pour couvrir les besoins d’une banque à réseau, dans un cadre réglementaire français (estimation de 60 millions de francs et de 26 mois de délai de conception et de mise en œuvre), la sous-estimation des budgets et délais par la maison mère en Espagne (29 millions et 14 mois, à mettre en relation avec les coûts et délais estimés et consignés dans les deux rapports d’experts), la nécessité d’explorer d’autres solutions existantes de type progiciel bancaire ayant déjà fait leurs preuves sur le marché français.

J’ai donc refusé l’engagement qui m’était demandé, non pas par éthique personnelle ou envie de jouer les héros, mais simplement par déontologie et responsabilité professionnelle. J’aurais pu jouer la carte de la loyauté aveugle ou celle d’un autre jeu consistant à ne pas faire déplaisir puis de voir venir… J’ai choisi le refus, non sans une pointe d’humour avant que le directeur général ne termine cette réunion, en précisant que « celle-ci pourrait durer jusqu’au lendemain matin, au moment du petit déjeuner avec croissants, cela ne changerait rien à ma position ». Il n’y a eu aucun débat contradictoire ; aucun autre membre du comité de direction n’a osé prendre la parole ou « lever le petit doigt ». Je me suis retrouvé totalement isolé. Ce comité de direction extraordinaire a tourné court. A 20 heures, nous avions quitté la salle.

Vous devinez la suite. Il m’a été indiqué par le directeur général que celui-ci se rendait à la maison mère la semaine suivante et qu’au plus tard, le jeudi suivant, je serais fixé sur mon sort. Je suis effectivement convoqué par le directeur général le jeudi suivant à 19 heures. Il réitère ses compliments sur mes compétences et qualités professionnelles, mais revient rapidement sur la divergence stratégique qui nous sépare et conduit l’entreprise à se « séparer de mes services ». Il précise que compte tenu de l’absence de faute et donc de motif sérieux justifiant le licenciement, il accepte la négociation d’une transaction. Nous négocions les principaux termes de celle-ci, dans son bureau.

Je suis dispensé de présence physique dans l’entreprise, pendant toute la durée du préavis, c’est-à-dire trois mois, et ce, à compter du lendemain matin vendredi. Il m’est tout de même accordé, sur insistance de ma part, que je puisse repasser par mon bureau le vendredi matin pour récupérer mes affaires personnelles.

Ma surprise est de taille le vendredi matin, lorsque pénétrant dans mon bureau, je constate que mon siège est déjà occupé par celui dont j’apprendrai peu de temps après qu’il s’agit de mon remplaçant. Je demande gentiment à celui-ci de quitter mon bureau et de ne revenir qu’en début d’après-midi. Il est 12h30, ce vendredi ; je quitte l’entreprise où j’ai passé presque trois ans. 34 mois de bons et loyaux services, d’investissement sans compter.

En une semaine, mon sort a été réglé. Une histoire se termine, une page se tourne. Je suis viré, mais je suis libre, en paix avec ma conscience.

Mes ex-collègues m’ont donné régulièrement des nouvelles de l’entreprise, du projet. Celui-ci a abouti 27 mois plus tard. Il aura coûté 63 millions de francs, d’après les chiffres qu’ils m’ont communiqués. Des chiffres très proches des prévisions effectuées par mes soins et par le cabinet extérieur dans son rapport d’audit. Sans doute avais-je eu raison trop tôt. La suite l’a confirmé. La maison mère a absorbé le surcoût ; elle a procédé à une réduction drastique des autres frais pendant cette période, en jouant sur la classique variable d’ajustement qu’est la masse salariale et donc les effectifs de la banque. Elle n’a sans doute pas calculé les coûts périphériques liés à l’obsolescence du système existant, avant la mise en œuvre du nouveau logiciel, une obsolescence qui a coûté en qualité, en clients… Bref, un bilan économique catastrophique.

Je n’ai nourri aucun regret, aucune amertume. J’ai rapidement tourné la page ; j’ai retrouvé un job dans les semaines qui ont suivi, en ayant le choix de plusieurs propositions, y compris en provenance d’entreprises prestataires ou partenaires de la banque, qui ont salué mon courage, la décision que j’avais prise, le refus. Qu’en aurait-il été, en cas contraire, deux à trois ans plus tard, après un échec cuisant ? La profession ne me l’aurait sans doute pas pardonné. Il est des refus qui préservent la suite d’une carrière professionnelle, l’avenir.

Les leçons de l’expérience

Les faits soulèvent trois questions majeures, à partir desquelles je propose de tirer quelques enseignements utiles. Quelle est la rationalité des processus de décision ? Jusqu’où doit aller la loyauté d’un cadre dirigeant ? Jusqu’où peut aller le silence complice des autres membres de l’équipe de direction ?

Commençons par les processus de décision. L’absence de liberté d’expression, de parole alternative, et donc de débat contradictoire prive l’entreprise de cette richesse qu’est la diversité des points de vue, l’interpellation, la confrontation des arguments, y compris le questionnement stratégique, tout ce qui lui permettrait de mieux appréhender la complexité des problèmes, des situations, des univers de gestion. La fermeture des dialogues a comme corollaire l’accumulation des non-dits, la simplification réductrice, l’absence de visibilité, de pluridisciplinarité, et donc la non maîtrise des risques de toutes natures. Tout cela conduit à prendre des mauvaises décisions.

C’est dans la construction des consensus, des compromis que se forgent des diagnostics et orientations partagés. C’est dans la confrontation organisée que s’ajustent et se précisent les mesures à prendre, et par voie de conséquence les décisions, que l’action prend sens, que les plans d’actions font l’objet d’une appropriation par les acteurs de leur mise en œuvre. C’est bien tout le processus de décision qui est questionné. Son mode de construction conditionne très étroitement la pertinence de la décision.

La possibilité de divergences pose alors la question de la loyauté du cadre dirigeant. Combien de fois n’a-t-on entendu : « c’est ainsi et pas autrement » ou encore « si vous n’êtes pas content, la porte est là-bas ». Autant de postures qui ferment le dialogue, esquivent tout débat et ne servent que l’ego exacerbé de quelques managers. Certes, lorsqu’une décision a été prise, après concertation, après débat, il est logique que les membres d’un comité de direction qui l’ont prise se sentent engagés dans la mise en œuvre. C’est le principe même de la position majoritaire, dans un débat démocratique, une règle du jeu de discipline collective. Encore faut-il qu’il y ait eu débat. La loyauté demandée aux cadres ne saurait être aveugle. La liberté d’expression, l’autonomie de parole sont la contrepartie de leur responsabilité et de l’autonomie croissante qui leur est demandée.

Mais la possibilité de s’opposer se joue aussi au sein d’un groupe, ce qui pose la question du silence des autres. La peur cristallise souvent les attitudes. Peur du licenciement, d’être mis à l’écart, au placard, de ne plus espérer de promotion… Ou tout simplement d’être mal vu, mal considéré, mal aimé. Il n’est pas aisé de dire non, de s’opposer. Oser une parole alternative, dans un environnement où la pensée unique fait loi, où l’autorité du patron ne saurait souffrir du moindre questionnement, où la loyauté doit être aveugle, où le mode de pilotage relève plus du modèle militaire que d’un pilotage par le sens de l’action, cela demande du courage, de l’audace. Bien peu de cadres dans ce contexte ont envie de jouer les héros. Ce ne sont pas de héros du reste dont l’entreprise a besoin mais bien de managers responsables. Le plein exercice de cette responsabilité va de pair avec la liberté d’expression, d’initiative. Le silence complice peut être source de bien des maux pour l’entreprise.

Mettre simplement ces questions en débat, interroger les processus de décision, la rationalité des critères de la prise de décision, c’est déjà apporter un début de réponse, provoquer le débat contradictoire. Pluralité d’expression, pluridisciplinarité, confrontation organisée, sont plus que jamais synonymes de diversité, de richesse, de valeur ajoutée pour l’entreprise, dans un monde devenu plus complexe, plus difficile à maîtriser. La formation initiale et continue des décideurs et futurs décideurs devrait mieux prendre en compte ces dimensions, à l’avenir.

Il faudrait enfin une meilleure évaluation des décisions prises, afin d’alimenter une réflexion collective pour déterminer et analyser les causes des échecs, remonter l’arbre des causes. Que vaut un engagement de la part d’un acteur qui ne rend pas compte, n’est pas ou jamais comptable des choix qu’il opère, en prenant en considération toutes les conséquences de ses choix, tous les coûts induits ?