Signaler l’existence d’un danger pour la santé ou la sécurité, d’une fraude ou l’existence de situations contraires à l’ordre public, le droit d’alerte devrait permettre à tout salarié de réagir efficacement en cas de situation inquiétante. Pourtant, la dernière grande affaire de fraude environnementale chez Volkswagen le montre de façon éclatante. Les ingénieurs n’ont pas osé parler, de peur de représailles. Les conséquences sont lourdes : perte d’image qui dépasse l’entreprise en touchant jusqu’au label « qualité allemande », dommages financiers et suspension de service de certains ingénieurs accusés de complicité. Le climat de peur qui peut régner dans une entreprise étouffe toute tentative des salariés d’attirer l’attention sur des situations inacceptables, et engendre une forme de collaboration silencieuse. Pour un cadre qui, par sa fonction de manager ou d’expert, est souvent confronté à des dilemmes professionnels, le droit d’alerte doit être un droit fondamental, nécessaire à l’exercice de sa responsabilité.

En France, comme dans d’autres pays européens, le débat sur l’alerte professionnelle se base sur deux notions issues de traditions juridiques différentes. D’un côté, on trouve la référence au droit du travail, basée sur des droits fondamentaux comme la liberté d’expression. Là, on peut parler du lanceur d’alerte en tant que personne. De l’autre côté, la notion d’alerte professionnelle, qui a subi un glissement sémantique en « alerte éthique » 1 recouvre en réalité des obligations de contrôle interne, dû aux dispositifs de lutte contre la corruption et à l’application extraterritoriale de la législation américaine. On retrouve l’aspect « contrôle interne » également dans le fait que le déontologue, personnalité garante de l’éthique professionnelle, est devenu le département de la conformité, c’est-à-dire là où on gère le respect des règlements...

Des dispositifs internes « imposés »

Du côté du droit du travail, plusieurs voies pour alerter sont prévues : les délégués du personnel peuvent alerter lorsqu’il y a atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale et aux libertés individuelles dans l’entreprise ; il existe un devoir d’alerte du CHSCT dans le cas d’un danger pour la santé ou la sécurité au travail ; et pour le comité d’entreprise, il existe un droit d’alerte en matière économique. En plus, tout salarié a un droit à la liberté d’expression. Dans ce cadre, le débat sur les lanceurs d’alerte fait référence à des notions qui touchent aux droits fondamentaux. Comme le droit d’alerte dérive initialement du droit du travail, un lanceur d’alerte est donc habituellement défini par rapport à la relation de travail. C’est ainsi que l’entend le Conseil de l’Europe qui le définit comme « toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation du travail, qu’elle soit dans le secteur public ou le secteur privé » 2.

Avec la loi Sarbanes Oxley (SOX), votée en 2002, la notion de whistleblowing (souffler dans un sifflet) a fait son apparition en France. Cette loi exige que toutes les entreprises avec des opérations aux Etats-Unis constituent un système de contrôle interne qui inclut des dispositifs d’alerte. Cette obligation a été renforcée depuis la crise de 2008 par la loi Dodd-Frank et a contribué à la multiplication des dispositifs, notamment dans le secteur financier. Ces circuits d’alerte institutionnels sont conçus afin d’organiser la remontée d’incidents de façon coordonnée, d’abord par voie hiérarchique. Cependant, leur application est complexe. Dans le secteur financier, par exemple, des circuits différents de remontée selon le type d’incident sont mis en place : manipulation d’indices (Libor, ..), conflits d’intérêts, fraude interne, dysfonctionnements opérationnels (lié aux besoins en capitaux propres)… Tout incident a son circuit propre qui répond à des dispositions réglementaires découlant de législations différentes. Et dans le cadre de la lutte contre la corruption et le blanchiment, particulièrement strict, des dispositifs obligatoires enrôlent tous les employés pour faire du contrôle interne et remonter des soupçons : est passible de sanction celui ou celle qui laisse passer un incident. On est donc face à une obligation d’alerte, dont le sens est très différent du libre arbitre éthique. Le fait de placer au premier rang des salariés pour faire exister l’alerte déplace ainsi la problématique de la corruption.

Car le non-respect de ces régulations peut coûter cher aux institutions : depuis 2009, le secteur financier a écopé des sanctions à hauteur de 230 milliards de dollars d’après la banque Morgan Stanley. Citons BNP Paribas, qui a dû payer une amende de neuf milliards de dollars à elle seule pour ne pas avoir respecté un embargo contre le Soudan entre 2003 et 2009. La mise en place d’un système d’alerte a ici un intérêt financier certain qui est loin des préoccupations du droit du travail.

Compte tenu du caractère obligatoire de ces dispositifs à des fins de conformité avec cette législation extraterritoriale, il découle souvent d’initiatives unilatérales des entreprises. Pour assurer leur compatibilité avec le droit du travail, il est nécessaire de les faire passer devant le comité d’entreprise3. Il en va de même avec les codes de conduite, eux non-obligatoires, mais qui foisonnent dans les entreprises dans le cadre de la RSE. Ainsi, la plupart des grandes entreprises ont des dispositifs en place qui permettent d’alerter en interne. La CNIL, qui doit autoriser ces dispositifs en raison du traitement des données personnelles qu’ils comportent, en compte 3 888 au 31 décembre 20144, contre seulement environ 1 300 en 2010.

On pourrait penser que les entreprises ont tout intérêt à promouvoir une culture qui attire l’attention sur des actes répréhensibles dans le souci de l’intérêt général. Dans une culture d’entreprise où l’information circule librement, des affaires comme Volkswagen seraient traitées et remédiées en interne. C’est l’objet même du droit d’expression et du droit d’alerte en entreprise. Cependant, dans le scandale autour des émissions polluantes de Volkswagen, ni les ingénieurs, ni les membres du management, généralement très avisés en technique, n’auraient tiré la sonnette d’alarme. Il est légitime de s’interroger sur l’efficacité des circuits d’alerte interne non négociés. Trop souvent, une culture de la peur prévaut et induit le silence au détriment de l’intérêt public, ainsi que celui de l’entreprise. Pour lancer une alerte, il faut trouver le juste équilibre entre le devoir de confidentialité envers l’employeur et la responsabilité personnelle à l’encontre de situations illégales, illicites ou contraires à l’ordre public (qui ne sera jamais synonyme de loyauté aveugle). Car ce qu’il faut éviter à tout prix est une culture de dénonciateurs : la perception du lanceur d’alerte oscille toujours entre l’image du héros qui agit pour le bien public et le dénonciateur, voire du traître. D’une façon globale, des études au niveau international confirment que les signalements sont d’abord donnés en interne, forme qui est choisie instinctivement par la plupart des lanceurs d’alerte. C’est aussi le conseil que donne l’organisation non gouvernementale Transparency international5 qui lutte contre la corruption au niveau mondial dans son guide des lanceurs d’alerte. C’est pourquoi il est conseillé d’envisager des chemins externes seulement quand les canaux usuels sont épuisés ou s’avèrent impraticables6. La plupart des lanceurs d’alerte hésitent d’ailleurs à utiliser cette voie dès lors que d’autres recours sont possibles. Le signalement doit dans ce cas être de plus en plus fondé à chaque niveau. La recommandation d’une approche échelonnée ne signifie pas que le lanceur d’alerte omette les premières étapes si elles ne sont pas praticables. Et la décision de s’adresser à la presse ne devrait se faire qu’en dernier recours.

Car alerter en externe est risqué : dans la plupart des cas les lanceurs d’alerte en externe encourent des difficultés significatives. Malgré plusieurs jurisprudences de la Cour de justice européenne en leur faveur, les licenciements ne sont pas rares. Et les affaires récentes des banques UBS et HSBC de blanchiment et de fraude fiscale, où des employés qui ont découvert des systèmes permettant de soustraire des capitaux au fisc français ont été placardisés (cf. le cas de Stéphanie Gibaud), ou licenciés (cf. le cas d’Hervé Falconi), montrent que les lanceurs d’alerte ont toujours une position difficile. De plus, ceux-ci craignent l’ostracisme des collègues et des atteintes à leur réputation qui pourraient les priver de trouver un autre emploi.

Une protection globale est nécessaire

En France, à l’instar de la plupart des pays européens, la législation reste parcellaire et n’offre pas de protections suffisantes. Elle s’est enrichie ces dernières années, notamment avec la loi Blandin de 2013 qui offre des protections plus globales en cas de signalement sur la sécurité sanitaire et de santé. Mais, globalement, les champs restent restreints et les saisines très restrictives, n’offrant que des protections limitées, qui ne prennent pas toujours en compte le licenciement. Pourtant, les lanceurs d’alerte restent pour le public un moyen indispensable de connaître des défaillances de rendre des comptes ou de dysfonctionnements.

Le Conseil de l’Europe, dans sa recommandation aux Etats membres du 30 avril 2014, préconise « de disposer d’un cadre normatif, institutionnel et judiciaire pour protéger les personnes qui, dans le cadre de leur relation de travail, font des signalements ou relèvent des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général » et mentionne explicitement que « dans la mesure où les relations de travail sont régies par des conventions collectives, les Etats membres peuvent mettre en œuvre la présente recommandation et les principes énoncés dans le cadre des conventions ».

Pour qu’un système d’alerte fonctionne, il doit comporter impérativement des protections contre des discriminations et le licenciement. Par ailleurs, il faudra être assuré du traitement confidentiel du lanceur d’alerte. Les informations qui peuvent être rapportées dans le système d’alerte interne doivent être bien définies, ne concerner que des faits limités à la sphère professionnelle et ne pas porter atteinte à la vie privée. De même, les faits rapportés doivent être formulés de manière objective et indiquer le caractère présumé des faits afin d’éviter un dérapage vers des règlements de comptes entre collègues. Les définitions légales insistent notamment sur le principe de « bonne foi » et que l’alerte soit donnée sur la base de « soupçons raisonnables ».

Les dispositifs d’alerte internes peuvent prendre des formes différentes à condition de respecter des principes de base, le premier étant l’indépendance des canaux de remontée d’informations. Si la voie hiérarchique ne fonctionne pas, la remontée doit se faire en dehors des circuits hiérarchiques, par exemple par la fonction conformité ou par les déontologues de la société. L’entreprise peut aussi faire appel à des services extérieurs : par exemple, les grandes sociétés allemandes passent souvent par des juristes externes, mais payés par l’entreprise afin d’assurer plus de confidentialité. Idéalement, et ceci est corroboré par les préconisations de syndicats allemands sur la mise en place de systèmes d’alerte négociés, il devrait aussi pouvoir indiquer à partir de quel moment et comment une alerte peut également être donnée en externe7. Il faut bien articuler ce cadre normatif ensuite dans les branches professionnelles et les entreprises afin de coller au plus près à la réalité. Car un système d’alerte négocié engage les parties impliquées plus qu’un système mis en place unilatéralement. La négociation permet une publicité accrue et peut faire entrer des dispositions spécifiques selon son niveau d’application par branche, secteur ou entreprise.

Pour les entreprises, cela veut dire qu’il faut mettre en place des modalités de traitement de l’alerte claires et une protection des lanceurs d’alerte efficace. Défini par la négociation collective, le système doit assurer la confidentialité et la protection du lanceur d’alerte en interne. Si les possibilités d’alerte par la hiérarchie et en interne n’aboutissent pas ou ne sont pas praticables, il faut pouvoir alerter par des canaux externes. Là aussi, il faut que le lanceur d’alerte soit protégé. Cependant, cette protection est toujours insuffisante. C’est pourquoi la CFDT Cadres milite, au niveau international, européen et national, pour une meilleure protection des lanceurs d’alerte, ainsi que pour un droit à la démission légitime. Car exercer l’alerte est un acte de responsabilité d’intérêt général.

1 : S. Charreire Petit, J. Surply, 2008, « Du Whistleblowing à l’alerte éthique à la française : enjeux et perspectives pour le gouvernement d’entreprise », revue Management 2008/2 (vol.11).

2 : Recommandation CM/Rec(2014)7 du Comité des Ministres aux Etats membres (adoptée par le Comité des Ministres le 30 avril 2014, lors de

3 : Circulaire n°2008-22 du 19 novembre 2008, reprise dans des lignes directrices françaises visant à renforcer la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales du Ministère de la justice de mars 2015.

4 : Ministère de la Justice, « Lignes directrices françaises visant à renforcer la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales », mars 2015.

5 : Transparency International France, « Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte français », 2014.

6 : Cf. Michael Levi, Paul Stephenson, « La protection des donneurs d’alerte », Comité européen de coopération juridique, 2012.

7 : Cf. Björn Rohde-Liebenau, Whistleblowing, H.-Böckler-Stiftung, 2011.