Comment aborder aujourd’hui un sujet aussi large et qui semble galvaudé ?

Jérôme Chemin. Les débats organisés autour de l’intelligence artificielle (IA) et autres rapports et missions publics prolifèrent effectivement. On nous y présente des pronostics plus ou moins sombres en termes d’emploi et d’emprise sur nos vies. C’est le rôle de la CFDT Cadres de sensibiliser les responsables syndicaux, les militants et les adhérents cadres aux changements technologiques majeurs. Nous nous intéressons depuis toujours aux tournants, voire aux ruptures qui s’exercent dans le monde du travail, de l’organisation de l’activité au marché de l’emploi. Citons nos travaux sur les « opportunités du numérique » en 2012 ou ceux d’Yves Lasfargue dans les années quatre-vingt sur les « autoroutes de l’information » et la rapidité de la technicité dans le travail1. L’intelligence artificielle n’échappe pas à la règle.

Franca Salis-Madinier. La CFDT Cadres est aujourd’hui sollicitée dans le cadre des travaux européens. La Commission européenne a présenté en avril dernier un paquet de mesures sur l’IA. Les enjeux concernent au moins cinq directions générales de la Commission européenne : affaires économiques, emploi, informatique, justice, éducation. Il s’agit de préparer l’Europe à travers l’accroissement des investissements publics et privés, d’interroger les changements socio-économiques et d’établir un cadre juridique et éthique approprié. Les Etats sont appelés à développer leur propre stratégie d’intelligence artificielle comme l’a fait récemment la France. Il s’agit également d’anticiper les changements provoqués par l’intelligence artificielle notamment l’apparition de nouveaux emplois et la disparition d’autres, en encourageant les États membres à adopter les mesures nécessaires dans leurs systèmes d’éducation et de formation pour permettre l’acquisition des compétences adéquates. Un Européen sur deux est un analphabète digital. Et de nombreux pays sont en retard ; il s’agit d’éviter chez eux des trappes à emplois automatisables qui jetteraient beaucoup de travailleurs dans la pauvreté, avec un impact néfaste sur les économies. Les changements, ce sont aussi des opportunités pour remplacer au travail de nombreuses tâches ingrates et valoriser le travail humain intellectuel. Les tâches physiques non routinières qui nécessitent de la dextérité manuelle telle que de nombreuses activités de services aux personnes sont presque impossibles à automatiser. Regardons la révolution de l’intelligence artificielle - tout ce qui peut être fait à la place de l’homme – comme un aboutissement de la digitalisation et de la révolution numérique. Ce qu’il y a de nouveau dans cette phase de l’ère numérique est la capacité à partir du stockage et traitement d’une gigantesque base des données et de la puissance des calculs de réaliser des tâches jusqu’à aujourd’hui réservées à l’humain, comme la reconnaissance des images ou celle vocale. Mais l’utilisation des données, le profilage des travailleurs via les systèmes d’IA nourris aux algorithmes, rendent nécessaire la mise en place d’une régulation qui pourrait, comme on le fait pour un médicament, autoriser ou pas la mise sur le marché des systèmes des « machines intelligentes ». Les syndicat doivent contrôler ces introductions dès leur conception.

Le fil rouge, c’est donc l’activité et les responsabilités professionnelles.

J.C. Les grilles d’analyse de la CFDT Cadres, c’est le travail. Nous entendons regarder les mutations à l’œuvre pour transmettre aux représentants des salariés des clés de lecture et d’action pour l’ensemble du salariat. Nous n’avons ni peur des changements ni lunettes manichéennes, mais bien une exigence que les changements ne soient pas subis. En ce sens, débattre de l’intelligence artificielle ne relève pas d’un « jeunisme » syndical mais d’un regard distancé et avec des acteurs les plus différents possibles. Nous travaillons de la même façon sur le travail à distance et autres impacts fondamentaux de la révolution numérique. Cette position d’observateur engagé est un luxe dans le monde professionnel aujourd’hui : nous entendons lui faire bénéficier de nos analyses en équipant les représentants des salariés. Hier le comité d’entreprise, aujourd’hui le conseil syndical de l’entreprise, certes dans une moindre mesure, doit être consulté pour toute mise en place de nouvelle technologie dans l’entreprise. En creux, nous questionnons l’organisation de l’activité et la qualité de vie au travail. Dans les sections, également, il peut y avoir des débats féconds entre adhérents, et ce d’autant plus qu’il y a des cadres et des ingénieurs. Je ne dis pas que les représentants des salariés peuvent négocier l’organisation du travail, ni qu’ils sont des professionnels de l’analyse du travail, vu la baisse des moyens et la hausse des sollicitations, mais que nous, CFDT Cadres, pouvons les outiller.

F. S.-M. Pour faire de l’IA une opportunité, nous devons créer les conditions de sa gouvernance et l’orienter. C’est notre rôle de responsables syndicaux avec les autres acteurs. En matière de conditions de travail, le risque est la polarisation entre un travail riche, intéressant, complexe et un travail appauvri sous contrôle et fait d’une succession de tâches peu gratifiantes. L’automatisation suppose une division relativement avancée de travail en tâches très différenciées, puisqu’il s’agit de tâches détaillées qui peuvent être codées et mises en œuvre par des machines. C’est toute la division du travail qui est transformée. La technologie ne peut pas remplacer l’ensemble des tâches d’un projet mais une partie, ce qui modifie les activités humaines. L’exemple-type est celui des guichetiers des banques. L’automatisation a transformé la relation-client tout en maintenant le métier. Dans l’industrie, des tâches physiques sont automatisées. Regardez les usines de voitures aujourd’hui. Mais il y a toujours des ouvriers qui ont des rôles manuels et techniques. Ce qu’il y a de nouveau également est l’automatisation de travaux abstraits, faisant appel à l’analyse et à la créativité, la justice prédictive, l’analyse médicale, par exemple. Je renvoie sur ces questions aux travaux de la Fondation de Dublin qui travaille sur l’amélioration des conditions de vie et de travail.

C’est au niveau européen que la CFDT Cadres porte l’enjeu de l’organisation de l’activité.

F.S.-M. Nous manquons effectivement de dialogue social sur l’organisation de l’activité. Or, celle-ci est profondément transformée par la mutation que j’ai décrite. Je vois trois axes à développer : le contrôle des outils, l’évolution des compétences et la complémentarité homme-machine. Les managers par exemple doivent être formés au management des données, aux évolutions du travail dans leur service, aux enjeux éthiques. Nous avons porté au Comité économique et social européen un avis intitulé « L’intelligence artificielle : anticiper ses impacts sur le travail pour assurer une transition équitable »2 en demandant notamment de faire participer les travailleurs aux processus pratiques d’introduction de l’IA sur les lieux de travail, d’anticiper le changement par le dialogue social, en examinant comment les processus de production vont changer le travail dans les entreprises et les secteurs.

En France, la CFDT Cadres appelle à un dialogue social qui intègre les sujets de la transition numérique. Déplorant l’absence de concertation et de négociation autour des impacts de l’IA, de la numérisation et de l’automatisation, nous affirmons l’importance du dialogue social et de la négociation tant au niveau de la branche et dans les filières, que dans les entreprises et au niveau de la société civile. Comme pour toute introduction de nouvelles technologies, l’anticipation des changements et de ses effets est cruciale. L’implication des travailleurs et de leurs représentants dans ce process doit se faire en amont. La conception même des outils et programmes d’intelligence artificielle renforce cette revendication.

1 : Cf. notamment les numéros de la revue Cadres « Pratiques collaboratives » (n°465), « Opportunités numériques » (n°448 et 449) et « Les progiciels de gestion intégrés » (n°388) ainsi que le séminaire « Big data dans l’entreprise » de Observatoire des Cadres et du management, OdC.