Avant 1936, les ingénieurs et cadres, en France, sont surtout regroupés dans diverses associations ou amicales. Ils sont peu syndiqués dans les quelques syndicats professionnels qui existent. Lors des événements du Front populaire, ils sont absents du mouvement. Ils ne prennent pas part aux négociations, ignorés par le gouvernement, le patronat et la CGT. Au vu des changements dans les rapports entre salariés et employeurs et des transformations qui se mettent en place sans eux, des initiatives sont prises alors et conduisent à la création de plusieurs syndicats d’ingénieurs. L’Union sociale des ingénieurs catholiques (Usic) 1 joue un rôle important et donne naissance en 1936 au Syndicat des ingénieurs salariés (Sis) qui, en 1937, fusionne avec d’autres au sein de la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI). Cette même année est créée la Confédération générale des cadres de l’économie française (CGCEF). D’autres ingénieurs ou cadres rejoignent des organisations de la CGT ou la Fédération des employés de la CFTC qui, en 1939, élargit son titre pour représenter également les techniciens et chefs de service. Le patronat cherche à limiter ce courant d’adhésion aux deux confédérations « ouvrières » que sont la CGT et la CFTC en favorisant les syndicats non-confédérés signant un certain nombre de conventions collectives sectorielles locales comportant des dispositions pour les ingénieurs et cadres.

Cette période s’achève avec l’entrée en guerre. Le régime de Vichy ordonne la dissolution de la CGT et de la CFTC à laquelle réplique, en novembre 1940, le manifeste intitulé « Principes du syndicalisme français », signé par douze responsables syndicaux (neuf CGT et trois CFTC). Une « Charte du travail » d’inspiration corporatiste est ensuite promulguée par Vichy. Certains responsables syndicaux sont impliqués dans sa mise en œuvre, alors que d’autres, à la suite des signataires du manifeste, s’y opposent, d’abord ouvertement puis dans la clandestinité de la Résistance. Louis Saillant pour la CGT et Gaston Tessier pour la CFTC siègent parmi les seize membres du Conseil national de la résistance (CNR) lors de sa première réunion tenue le 27 mai 1943 sous la présidence de Jean Moulin, puis participent à la préparation du programme du CNR adopté en mars 1944.

Les syndicats ont été durement éprouvés mais, à la Libération, ils jouissent d’une influence certaine en raison de leur participation à la lutte clandestine contre l’occupant. Ils sont porteurs d’espoirs par les réformes hardies qu’ils ont contribué à faire prendre en compte et apparaissent comme l’une des forces appelées à jouer un rôle déterminant dans la reconstruction du pays. Les organismes de la Charte sont dissous et, à l’automne 1944, les militants reconstituent des équipes et rebâtissent des structures syndicales avec la volonté de tenir compte de la situation nouvelle et de peser sur les transformations à venir.

Des dirigeants impliqués au titre des cadres dans la Charte préconisent la création d’une instance unifiée : le Comité d’action syndical des ingénieurs et cadres (Casic). Cette tentative échoue, non seulement en raison du passé récent de ses initiateurs, mais surtout parce que les cadres déjà affiliés aux confédérations CGT ou CFTC veulent fonder leurs propres organisations. Ses promoteurs réaniment alors la CGCEF à laquelle se joignent quelques autres organisations (notamment les ingénieurs de la FNSI et les représentants de commerce) pour constituer en octobre 1944 la Confédération générale des cadres (CGC). Dans un contexte marqué par la crainte du communisme, celle-ci a le vent en poupe. Elle est de fait soutenue par le patronat, par l’élitisme de certains aumôniers de l’Usic et les milieux politiques conservateurs. Elle obtient la reconnaissance de sa représentativité dans la catégorie des cadres fin 1946 et centre ses revendications sur la trilogie « hiérarchie, retraites, fiscalité ».

Dès 1944, la représentativité de la CGT et de la CFTC est acquise. La CGT s’appuie sur la présence des ministres communistes au gouvernement et sur son influence dans les entreprises nationalisées. Elle domine le syndicalisme français et, pour se renforcer, décide de créer un « Cartel des cadres » en janvier 1945, mais celui-ci ne tiendra sa première réunion qu’en octobre. Son implantation concerne davantage les techniciens que les cadres supérieurs. Lors de la scission contre l’hégémonie communiste au sein de la centrale qui donne naissance à la CGT-Force ouvrière en décembre 1947, le Cartel subit une forte hémorragie, surtout parmi les niveaux supérieurs. Il se transforme en Union générale des ingénieurs et cadres (Ugic-CGT) en 1948 et ajoutera à son intitulé le terme « techniciens » pour devenir Ugict-CGT en 1969. La Fédération nationale des ingénieurs et cadres Fnic-FO est créée elle en 1948.

Au sein de la CFTC, les cadres ne veulent plus rester dispersés dans divers syndicats. Ils veulent une organisation qui leur soit spécifique, qui leur permette d’agir et d’être reconnus comme l’une des composantes du syndicalisme. Après Paris, le Nord et Lyon, des syndicats d’ingénieurs et cadres se créent dans les grandes villes. Ils sont interprofessionnels et concernent le secteur privé. Leurs délégués se réunissent pour constituer le 27 novembre 1944 la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et cadres FFSIC-CFTC. André Bapaume, ingénieur à la Compagnie Electro-Mécanique, est élu président. Guy Bohn, avocat dans l’industrie aéronautique est lui secrétaire général. Au congrès de 1946, Jean Eschers Desrivières, ingénieur à Saint-Gobain, devient président et A. Bapaume secrétaire général.

Les cadres qui adhèrent à la FFSIC-CFTC sont souvent des ingénieurs. Ils ont tiré les leçons de la crise économique de 1930, des événements de 1936 puis de la guerre. Si leur milieu professionnel et social ne les porte pas vers une organisation vue comme « ouvrière », ils ont pris conscience qu’ils sont dépendants des pouvoirs politiques et économiques et que leur pouvoir d’achat est dégradé par l’inflation. A un moment où le parti communiste participe au gouvernement, ils rejettent la domination qu’il exerce sur la CGT. De plus, la référence chrétienne de la CFTC les conduit à ne pas se crisper sur les avantages catégoriels comme le fait la CGC mais à rechercher des formes de solidarité avec d’autres salariés.

De nouvelles formes de négociations collectives

La remise en ordre des salaires durement affectés par la guerre et l’inflation est une des premières tâches syndicales. Après avoir engagé des négociations (pour un barème de rémunération des ingénieurs et cadres dans le secteur de la métallurgie) qui n’aboutirent pas, le patronat de l’UIMM prenant finalement une décision unilatérale, la FFSIC s’implique dans les travaux menés sous l’égide du ministre du Travail Alexandre Parodi. Il s’agit de définir, par arrêtés, les orientations devant présider à la mise en place de grilles de rémunérations. La Ffsic demande que les ingénieurs et cadres soient inclus dans le processus. Ainsi, pour la première fois, ces textes officiels les concernent. Le premier arrêté qui concerne les ingénieurs et cadres de la métallurgie est publié en septembre 1945.

A partir de 1945, la FFSIC est activement présente dans tout un ensemble d’instances telles que les commissions supérieures auprès du ministère du Travail, le Plan, la Commission des titres d’ingénieur, le Conseil économique... Début 1950, le Parlement prépare une nouvelle législation pour la négociation collective, qui mettra fin au contrôle des salaires et marquera le retour à la liberté de négociation entre partenaires sociaux. Pour les cadres, trois projets sont en présence. La CGT réclame une convention unique pour tous les salariés. La CGC demande des conventions distinctes de celles des ouvriers d’une part pour les ingénieurs et cadres et d’autre part pour les agents de maîtrise. La FFSIC-CFTC préconise une convention unique avec des clauses générales communes à tous les salariés du secteur, complétée par des conventions annexes pour les différentes catégories. Cette dernière proposition étant retenue, après la promulgation de la loi, la FFSIC se trouve engagée dans une intense activité de négociations des avenants ou annexes cadres de conventions générales2.

La généralisation de la Sécurité sociale et des régimes de retraite

Les ordonnances d’octobre 1945, prévoyant l’affiliation obligatoire aux assurances sociales de tous les salariés, provoquent un émoi important chez les cadres. Nombre d’entre eux sont en effet couverts par des régimes particuliers de retraite qui ont été minés par l’inflation. Ils craignent de perdre des avantages acquis en raison du « plafond » prévu dans le nouveau système. Face aux vigoureuses réactions de la CGC et de la FFSIC-CFTC (interventions, meetings, manifestations, interpellation par des parlementaires), le gouvernement donne à l’Assemblée nationale en août 1946 l’assurance que les garanties des régimes particuliers seront sauvegardées. Dans ce but, une négociation paritaire entre les employeurs et les trois organisations de cadres CGC, CFTC et CGT, après de nombreuses péripéties, permet d’aboutir à la convention collective du 17 mars 1947 instituant le régime complémentaire de retraite et de prévoyance pour les cadres (Agirc), fondé sur le principe nouveau de la répartition et géré paritairement par les organisations signataires représentant les employeurs et les cadres. Par la suite, particulièrement en 1962 et 1965, la FFSIC intervient pour que le « plafond » 3 comble le retard important pris à la fin des années cinquante (à suivre).

1 : L’Usic est créée en 1906. Dans son orbite, outre le Syndicat des ingénieurs salariés naît en 1937 le Mouvement des ingénieurs et chefs d’industrie d’action catholique Miciac qui, en 1965, fusionne avec l’Usic pour devenir le Mouvement des cadres, ingénieurs et dirigeants chrétiens.

2 : Plusieurs définitions des cadres vont coexister en France : après celle des conventions collectives, celle de l’Agirc, puis plus tard celle des conseils de prud’hommes et celle de la législation sur le temps de travail.

3 : Ce plafond correspondant au niveau de salaire maximum pour l’assiette des cotisations au régime général, son abaissement relatif (en raison de l’inflation) pénalisait le régime général au profit du régime complémentaire Agirc.