« La période actuelle offre une opportunité de redonner sens à une action collective qui reprenne le pouvoir sur les instruments de gestion ». Douze ans après La gestion contre l’entreprise, Francis Ginsbourger poursuit sa réflexion sur les systèmes, les acteurs et les instruments qui réduisent les potentialités du travail.

Alors que les politiques publiques réduisent le travail à l’emploi, l’entreprise y voit un coût. La droite se satisfait d’une gestion prévisionnelle des emplois trop technocratique, succédant à une gauche qui a choisi une gestion étatiste de l’aménagement-réduction du temps de travail. Autant de « réducteurs du travail » qui font que l’on en est venu à envisager l’emploi comme un problème en soi, avec pour seul indicateur le taux de chômage.

Toutes ces politiques ont privilégié les approches quantitatives. Elles se traduisent par une « prolifération de l’action gestionnaire » qui masque l’essentiel du travail et de la compétence. C’est ainsi que « la productivité tient lieu d’efficacité et la réduction des coûts finit par accaparer plus d’énergie que la mise en valeur des ressources d’innovation ». L’impasse faite sur le travail a réduit le travail à un facteur de production parmi d’autres, le déplaçant du centre à la périphérie des prises de décisions. Ce qui aura permis d’éluder la rencontre des acteurs et les conflits d’intérêts entre les parties prenantes.

Dans ce contexte d’a-gestion du travail, une gestion psychologique se fait jour. Le salarié vit son quotidien comme une lutte. Il doit développer son « savoir-être », auto-évaluer ses compétences, défendre les frontières de son poste aux dépens des autres, etc. Le lieu de travail devient un théâtre de conflits individuels et de dramatisation. Une scène faite de victimes et donc de coupables, où la parole et le débat s’effacent derrière les luttes d’égo, finalement tranchées par le droit et l’indemnisation du préjudice subi.

Dès lors que l’organisation collective du travail est déficiente, les tensions deviennent destructrices au lieu d’être fécondes. Ajoutons la personnalisation des enjeux et l’on aura cerné les sources de ce qu’il est convenu d’appeler la « souffrance au travail ». Une catégorisation dont il faut se demander si, au final, elle ne dédouane pas l’entreprise de sa responsabilité.

La charge est lourde concernant la thèse de la souffrance au travail. Francis Ginsbourger met également en débat celle de l’intensification du travail, qu’il voit comme une critique enfermée dans un modèle déterministe évacuant le rôle de l’acteur. Une critique qui met en cause l’affaiblissement du « pouvoir d’organisation » est plus féconde, car ce pouvoir est collectif avant d’être individuel. Cela vaut notamment pour les cadres, « confrontés à un mélange de responsabilisation et de défaut des ressources permettant d’exercer convenablement la responsabilité qui leur est confiée, symptôme d’autant plus prononcé que, par conscience professionnelle, ils se sentent tenus de l’assumer ».

Dés lors, comment libérer le travail de la tutelle de l’emploi ? L’enjeu est de ne pas se focaliser sur la défense de l’acquis mais de transformer l’existant. De ne pas protéger à tout prix des secteurs d’activité mais d’engager les moyens de leur adaptation. Une politique de changement négocié demande de retrouver de l’énergie collective. Elle suppose de s’échapper de la prison du court terme. Un glissement vers une approche qualitative impose de reconsidérer les temporalités de l’action. Restructurations annoncées dans l’urgence, frénésie décisionnelle guidée par les publications des résultats financiers…

Il faut rompre avec la « sur-gestion » et avec l’inflation d’une gestion « catégorique », cette spirale par laquelle : « le producteur, le professionnel et le créateur (ont été) étiquetés dans des catégories et nomenclatures qui ont échappé à tout le monde, traînant dans leur sillage un sens qu’il nous faut nous réapproprier ».

La mondialisation des activités a percuté violemment la traditionnelle organisation scientifique du travail, cet équilibre ancien et rigide, mais qui laissait de l’espace à des contre-pouvoirs et à une « politique de l’atelier » au sein d’entreprises plus stables et de carrières souvent linéaires.

Aujourd’hui, l’idée même d’organisation du travail semble effrayer l’entreprise. A l’heure de l’entreprise démontable, force est pourtant de constater l’interconnexion croissante des activités (conception, production, service) et des tâches. Francis Ginsbourger met en garde contre une « dilution de l’action organisatrice » au moment où la compétence est plus que jamais collective, l’action d’un travailleur de plus en plus inséparable de celle des autres.

Puisque toute ingénierie durable d’un faire-ensemble est affaiblie, l’enjeu est de redonner de l’espace aux acteurs. La condition est qu’ils jouent un jeu partagé. L’exemple du rituel lors de la fermeture d’un site est édifiant. Au « récit patronal de la forteresse assiégée » répond souvent la « chronique de la mort annoncée » par les syndicats. Mais lorsque chaque acteur ne défend que son honneur, le travailleur disparaît sous le salarié. Francis Ginsbourger ne cherche pas à critiquer ceux qui défendent leur emploi mais les experts qui font du maintien (ou pour d’autres, de la suppression) de l’emploi leur propre cause.

La légitimité de son ouvrage tient dans la diversité de ses interventions, au fil de rencontres avec des dirigeants, des représentants du personnel et en appui à de multiples négociations. Autant d’expériences qui l’autorisent à plaider contre le fatalisme économiste et l’affaiblissement du débat public. Du coût au partage du travail, des suicides professionnels au « travailler plus pour gagner plus », où est la mise à plat de la complexité des problèmes ?

Les enjeux sont certes mis en scène… mais ils ne sont pas traités.

La conclusion résonne comme une adresse généreuse aux enfants de la crise, générations imbibées de la nostalgie du plein-emploi considérant le travail comme un bien rare : « ne te laisse pas impressionner par les rubriques gestionnaires qui enferment ton travail. Ne te laisse pas économiser ni psychologiser. Bats-toi pour acquérir le pouvoir d’agir selon ta conscience et acquérir du pouvoir sur ta destinée professionnelle ». Au travailleur de définir son travail et non l’inverse, pour ne pas être réduit à n’être qu’un salarié. Au demandeur d’emploi de devenir avant tout offreur de compétences. Ni victimes, ni coupables, mais acteurs.

Ce qui tue le travail est un outil syndical. Dans la postface, Jean-Paul Bouchet engage à porter un regard sur le collectif et à questionner les systèmes.

Si « le travail n’est plus guère la préoccupation des dirigeants éloignés des métiers et des activités », le secrétaire général de la CFDT Cadres rappelle l’utilité du dialogue social pour organiser la confrontation des logiques.

Le syndicalisme, « à l’origine organisé autour de métiers et de professionnels, considérant le travail comme œuvre », est en première ligne. Il est temps de s’emparer à nouveau de ce qui fonda durablement sa raison d’agir : exercer du pouvoir sur l’organisation du travail.