L’Union confédérale des ingénieurs et cadres, future CFDT Cadres, a été fondée en 1967. Dans nos archives, 1964 appartient donc à la préhistoire, une préhistoire dont la mémoire est cependant encore vivante.

Les enjeux des débats

C’est la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et cadres (FFSIC) qui se réunit en Congrès extraordinaire le 23 mai 1964, une semaine exactement avant le Comité national confédéral. Les débats sont vifs et l’atmosphère tendue, comme l’a rapporté le secrétaire général de l’époque, André Bapaume (1900-2003). Les cadres de l’après-guerre et des années 1960 sont en effet très souvent venus au syndicalisme via le catholicisme social, et ils ont à cœur de rappeler l’inspiration chrétienne de la CFTC. Mais on retrouve aussi parmi eux des militants issus de l’Unef, qui ont rejoint la confédération au moment de la Guerre d’Algérie.

La direction fédérale est favorable aux textes confédéraux pour l’évolution, soutenus par le président François Lagandré, qui est membre du bureau confédéral. Dans l’ensemble, les militants se retrouvent dans le projet de construire une grande centrale démocratique ouverte à tous et capable de réaliser une « synthèse véritable du monde du travail ». Derrière cette formule se cache toutefois une inquiétude, celle de voir les intérêts de classe prendre une place prépondérante face à l’idéal d’un monde du travail fraternel et uni. De la même façon, craignant de voir la future CFDT, privée du référent chrétien, dériver vers le socialisme, le Congrès fait valoir la nécessité d’établir une distinction entre politique et syndicalisme.

C’est en somme avec quelques réserves que les cadres se déclarent en faveur des textes confédéraux ; la motion adoptée à 51% des voix approuve le projet, mais propose de maintenir dans le titre de la Confédération le sigle CFTC. Elle insiste aussi sur la nécessité de recueillir une large majorité lors du congrès confédéral.

Comme partout, il se trouvera quelques militants pour refuser l’évolution ; les débats se prolongent jusqu’à l’automne, avec notamment un « Comité de défense » dont les promoteurs finissent par quitter la Fédération, avec le projet de créer une nouvelle organisation de cadres qui ne verra pas le jour.

Mais ces départs resteront marginaux. En réalité, la transformation de la CFTC en CFDT sera pour la FFSIC l’occasion d’accélérer sa propre évolution. L’heure n’est plus à la distinction, mais au contraire à la « synthèse du monde du travail » : c’est dès lors l’existence même d’une fédération de cadres qui va être remise en cause. L’évolution des métiers, le clivage déjà moins sensible entre travail manuel et travail non manuel, les prémices d’une nouvelle organisation du travail vont dans le sens d’un regroupement des salariés de toutes catégories dans une branche donnée, et plus largement dans l’ensemble de la centrale.

Faire tomber les barrières

La naissance de l’Union confédérale des ingénieurs et cadres, en 1967, marque l’insertion des cadres dans les diverses fédérations sectorielles et la disparition des syndicats spécifiques d’ingénieurs et cadres. Elle répond au désir des militants de faire tomber les barrières de classes et celles de l’ancienne organisation du travail au profit d’une action collective où tous pourraient se retrouver. Il s’agit aussi, pour des militants cadres longtemps en porte-à-faux par rapport aux équipes syndicales, de prendre enfin toute leur place dans l’organisation ; de se définir, tout simplement, comme des salariés.

Cette évolution politique anticipait sur des évolutions économiques, qui au fil des années ont vu les cadres devenir de plus en plus nombreux dans la société française, et les caractéristiques de la fonction cadre évoluer au fur et à mesure que le niveau de qualification augmentait et qu’une frange de plus en plus large du salariat découvrait la polyvalence et la responsabilité.

Alors que certaines organisations catégorielles s’arc-boutent sur la défense de prérogatives et affirment la permanence d’un statut de cadre, la CFDT Cadres s’est de longue date investie vers des thématiques interrogeant la nature du travail des cadres, et non leurs prérogatives statutaires.

Les problématiques que nous portons aujourd’hui sont des déclinaisons particulières de celles qui touchent l’ensemble des salariés. Quand nous parlons de la responsabilité des cadres, par exemple, nous savons bien que la nature de leurs fonctions appelle un traitement spécifique, mais que le problème se pose aujourd’hui à d’autres salariés.

C’est pourquoi la notion de collectif de travail a pour nous une importance capitale : les problèmes nés des nouvelles organisations du travail sont transversaux, et il serait vain de prétendre les traiter à l’intérieur des catégories inventées jadis par la société industrielle. La responsabilité individuelle des salariés doit se trouver fondée dans un collectif de travail, seul rempart à une individualisation qui est aussi un isolement et une fragilisation de tous. Quand les nouvelles organisations du travail se traduisent par un report des risques et des responsabilités sur les individus, il est plus que jamais nécessaire de repenser cette distribution au sein d’un collectif. Ce qui est en jeu, ici, c’est l’ambition de voir l’émancipation et l’autonomie des salariés, ces valeurs directement issues de nos origines, ne pas devenir synonymes de solitude. C’est autant « l’esprit de solidarité entre les travailleurs » affirmé par nos aînés en 1964 que la volonté de répondre aux nouveaux problèmes du travail.