Les rapports de domination sont aujourd’hui désincarnés. Insaisissables, abstraits, ils sont aussi plus durs. La diffusion rapide d’une culture de gestion a donné naissance à un gouvernement par les chiffres, insoucieux des hommes et des femmes qui paient de leur personne pour se conformer aux objectifs.

Ces objectifs, ils ne savent bien souvent ni qui les a fixés, ni pour qui. Les normes de gestion ont un pouvoir d’autant plus grand qu’il ne prend pas le visage d’une personne ou d’un groupe, mais se dissimule dans la figure d’une commande ou, si l’on préfère, d’un contrat commercial. Celui de l’entreprise sous-traitante, de l’Etat dans les contrats de plan, celui passé par leur conseil d’administration aux grandes entreprises et par les grandes entreprises à leurs salariés et sous-traitants.

Les relations contractuelles ne sont pas sans intérêt, mais il faudrait s’interroger sur les parties en présence. Un cadre peut-il vraiment discuter ses objectifs ? Un sous-traitant a-t-il des marges de négociations ? Un dirigeant a-t-il la main face à son conseil ?

On continue à se représenter les organisations de travail à la manière du capitalisme patrimonial des XIXe et XXe siècle, avec un grand patron ou un représentant de l’Etat au sommet d’une hiérarchie contrôlant à la fois son marché, sa main d’œuvre et ses sources de financement. Mais la culture gestionnaire qui s’impose aujourd’hui jusque dans les services publics est bien différente. Elle oblige à reconstruire les représentations, en abandonnant l’idée d’une indépendance des organisations de travail et d’une souveraineté de leurs dirigeants.

L’économie moderne n’est pas conçue sur le mode « solide » d’îlots de souveraineté et de maîtrise, mais sur le mode « liquide » d’une circulation des flux financiers. On parle d’ailleurs de liquidité des actifs pour désigner la grande facilité donnée aux investisseurs d’entrer dans le jeu ou de s’en retirer. Cette fluidité nouvelle est au cœur d’un mouvement n’épargnant aucune des grandes organisations. Pas même les services publics, car l’Etat est désormais tenté d’imiter le comportement des grands bailleurs de fonds, ni les petites entreprises, dont une part croissante travaille dans l’ombre d’un grand groupe.

Dans le monde de l’économie liquide, on ne donne pas d’ordres : on passe des contrats. Mais ces contrats sont en réalité des mandats, et sous les apparences de l’équité et de la négociation se dissimule le pouvoir suprême, celui du client. Ce client, c’est celui qui passe la commande. Ce peut être le noyau dirigeant d’un service public jouant d’une discrète mise en concurrence, c’est l’investisseur exigeant un rendement, c’est la veuve du Wisconsin s’adressant à son banquier, la banque s’adressant au gestionnaire du fonds de pension, le gestionnaire s’adressant aux grandes entreprises dans lesquelles il investit les économies de la veuve, c’est les grandes entreprises s’adressant à leurs sous-traitants. On ne travaille plus aujourd’hui pour son patron ou pour l’Etat, mais pour un client.

La « bonne gouvernance » est la philosophie politique de ce système. Oh, elle parle très peu de pouvoir. Elle ne précise pas qui commande ; elle se contente de rappeler qui passe la commande. Cette philosophie politique pose ainsi les fondements d’un pouvoir qui ne s’avoue pas.

Cela n’est pas sans conséquence sur les relations sociales : avec qui discuter ? Avec qui négocier, se bagarrer ? Au lieu d’une organisation solide, les travailleurs et leurs représentants ont devant eux une chaîne sans fin où l’on ne trouve que des exécutants qui, tous, peuvent se défausser sur les commandes qui leur sont passées, sur les exigences des actionnaires et les lois du marché.

L’économie solide à l’ancienne fondait un monde où l’on pouvait aller au choc. L’économie liquide d’aujourd’hui évite les affrontements, de même qu’elle élude la question du pouvoir. Personne ne détient vraiment le pouvoir : c’est pour cette raison qu’il se désincarne, qu’il se loge dans les normes, les procédures, les objectifs. « Il faut » : telle serait sa formule, une formule impersonnelle et anonyme, appuyée sur de multiples formes de contrôle.

Ce n’est pourtant pas parce que le pouvoir n’est plus assumé qu’il n’existe pas. On pourrait dire qu’il s’est déplacé, et qu’il se loge même quelquefois en dehors des organisations.

Au lieu d’être incarné dans des lieux ou des visages, le pouvoir se cache aujourd’hui dans des consignes, des objectifs, des procédures. Ce ne sont plus les ordres d’un centre unique et souverain, mais les éléments d’une chaîne invisible. Une chaîne dont les consultants, les juristes qui font du lobbying à Bruxelles ou à l’OMC, les experts divers et le monde de la finance sont les maillons.

On n’affronte pas une telle chaîne comme on pouvait jadis faire face à un patron tout-puissant. Mais qui nous dit qu’elle ne comporte pas des maillons faibles ? Reprendre la main, pour les équipes syndicales, cela signifie alors se glisser à l’intérieur de la chaîne, créer des points de passage obligé, à l’image du CHSCT. La force de frappe réside moins ici dans la masse mise en jeu que dans la précision et l’expertise des équipes. Juristes, experts comptables en externe, cadres en interne sont alors des ressources précieuses pour entrer dans ces nouveaux rapports de force.