Que disent les cadres de leur entreprise, de leur métier, de leur avenir ? En lançant il y a deux ans une recherche-action sur « L’investissement des cadres au travail », nous avons cherché à faire vivre ces questions, en évitant les réponses convenues qu’on trouve dans la presse, dans les enquêtes d’opinion ou tout simplement… dans le syndicalisme. Nous percevions qu’un certain nombre de glissements, d’évolutions et de dérives travaillaient en profondeur les lieux et les temps de travail. L’enquête TEQ Cadres 2002 nous avait déjà alertés sur certains phénomènes, quand par exemple une majorité de cadres déclarait avoir de moins en moins de prise sur les stratégies de leur entreprise. D’autres signaux apparaissaient, sur les salaires, la montée du stress, voire les cas dramatiques de suicides au travail.

Plusieurs numéros de la revue ont tenté de préciser ces nouvelles lignes de tension. Mais il nous semblait essentiel de donner la parole aux cadres. L’enjeu était multiple : affiner nos représentations, renouveler nos analyses, mais aussi et surtout construire des revendications en prise avec le réel.

Nous savions d’emblée qu’il ne suffirait pas de se mettre à l’écoute et d’être attentifs : cette réalité que nous cherchions à dévoiler, bien naïf qui s’imaginerait l’attraper dans une enquête d’opinion ou une conversation d’une demi-heure. Car les cadres ne se livrent pas facilement. Entre une culture professionnelle où il faut « assurer » et les représentations toutes faites qui circulent dans l’espace public, amener un cadre à parler de son travail n’a rien d’évident. Cela suppose une confiance, mais aussi du temps et de la patience ; il faut revenir sur les questions, dialoguer, percevoir les failles et les contradictions, afin de faire advenir peu à peu une représentation plus riche et plus complexe. Les questionnaires recueillis par les équipes CFDT qui ont participé à la recherche-action sont bien plus que des documents scientifiques, ce sont des moments de réflexion partagée.

Si nos interlocuteurs ont joué le jeu en se prêtant à un échange constructif, c’est aussi parce que la recherche-action est une intervention. C’est un moment où ce que l’on dit ne vient pas seulement nourrir un savoir, mais une action syndicale. À cet égard, la recherche-action ne vaut pas seulement pour les résultats qu’elle permet d’obtenir, mais bien pour le processus qu’elle engage.

Dire le travail est difficile : qui songera par exemple à évoquer les multiples interruptions, les micro-tâches presque inutiles, qui « ne font pas partie de notre travail »… mais occupent parfois près de 80% de notre temps ? Plus généralement, un travail d’élaboration est nécessaire, au cours de l’entretien déjà, mais ensuite au sein de l’équipe en croisant les différents entretiens, et enfin avec les chercheurs qui ont accompagné depuis le début le travail mené par les syndicalistes. La revue que vous tenez entre les mains constitue une première synthèse et un essai d’interprétation des principaux points apparus au terme de cette enquête.

Elle ne donne, faute de place, qu’une faible idée du matériel passionnant réuni par les équipes, mais le site www.cadres-plus.net complètera les quelques extraits réunis ici ; c’est l’occasion de saluer le remarquable travail réalisé par nos camarades, sans oublier les équipes de Nestlé, de la SNCF et des Finances publiques dont les comptes-rendus seront publiés en ligne.

Sans déflorer le sujet, quels sont les principaux enseignements tirés de ce travail ? Tout d’abord un désir de parole, dont les entreprises mais aussi le syndicalisme doivent prendre la mesure. Il existe aujourd’hui chez nombre de cadres une fatigue qui peut aller jusqu’à la colère. Faut-il imaginer une rébellion des cadres, comme le suggéraient récemment David Courpasson et Jean-Claude Thoenig dans leur livre Quand les cadres se rebellent (Vuibert, 2008) ? Sans doute pas, et cet essai passionnant n’évoque pas une guerre ouverte entre les cadres et l’entreprise mais plutôt le moment où le sentiment de ne compter pour rien arrive au point de rupture.

Une autonomie souvent restreinte, des perspectives de carrière de plus en plus incertaines, des modes de gestion oublieux de la réalité du travail, voilà ce que nous décrivent les cadres que nous avons interrogés. Ils aiment leur travail, mais ils ont souvent l’impression que leur travail n’intéresse qu’eux. C’est peut-être ce désamour qui explique leur attachement à la RTT : la vie privée apparaît comme un refuge essentiel, sur lequel ils ne sont pas prêts à transiger.

Ce sont des paroles fortes que vous trouverez dans ce numéro. Elles révèlent des doutes et des fissures chez ces salariés dont jusqu’il y a peu, personne au fond ne s’inquiétait. Sans faire fond de cette inquiétude, il faut l’entendre. La question est posée aux entreprises, mais aussi au syndicalisme.

Erratum.Vous l’aurez peut-être noté, une erreur s’est glissée dans la page 86 du dernier numéro : en 1990, il y avait 14 640 adhérents déclarés cadres à la CFDT, et non 4640 ; soit en 18 ans une progression de 300%.