Il y a deux façons de considérer la situation des cadres après cinquante ans. Soit on entre dans le jeu des représentations qui accusent une perte de productivité, de moindres capacités d’adaptation, une technicité dépassée. Soit on considère que ces « problèmes » sont en réalité construits par les organisations de travail. Non par cynisme ou cruauté, mais bien souvent par négligence. Quand on fait confiance à un professionnel expérimenté, qu’on lui offre des perspectives, qu’on l’inscrit dans un projet, qu’on lui donne des motifs et la possibilité de se former, il n’y a guère de raisons pour qu’il soit moins performant à cinquante-cinq ou cinquante-huit ans qu’il ne l’était dix ans auparavant. Il n’y en a aucune, en fait.

La question des « seniors », en particulier dans les métiers de l’ingénierie et de l’encadrement, est ainsi polluée par des représentations dont on ne sait pas exactement d’où elles sortent, mais qui renvoient bien davantage à des traits culturels qu’à des réalités objectives. Ce jeunisme ne date pas d’hier. Ceux dont la position est aujourd’hui fragilisée furent il y a trente ans de « jeunes cadres dynamiques », pour reprendre une formule emblématique de la presse magazine de l’époque. Aujourd’hui, on s’interroge gravement sur leur employabilité. De belles âmes en appellent à la responsabilité de l’entreprise, dans des termes qui laissent supposer qu’elle leur doit bien ça, et que s’ils sont devenus une charge pour elle, elle a une sorte de devoir moral de leur conserver une place en son sein.

On oublie un peu, en développant ces chimères, que l’entreprise peut avoir un intérêt à les faire travailler ; qu’ils ont, tout simplement, une valeur. Ce n’est pas au nom de ses responsabilités que l’entreprise est appelée à investir dans ses quinquas, mais au nom de ses intérêts bien compris. À s’inscrire dans une perspective moralisante, on court le risque de laisser perdurer une imagerie débilitante (les seniors « usés, fatigués »), et avec elle des appels à la bonté dont s’exempteront allègrement ceux qui refusent de se laisser dicter leur agenda par autre chose que des raisons économiques.

Nous en avons parlé vingt fois dans cette revue : dès qu’on entre sur le champ des discriminations et des inégalités, c’est le cœur du modèle qu’il faut interroger. La question n’est pas d’aider les femmes, les jeunes, les vieux, tous ceux qui pour une raison ou pour une autre ne collent pas au stéréotype dominant, elle est d’interroger le modèle unique, un homme entre 30 et 45 ans, qui semble résumer l’image du cadre et fragilise de facto la position de tous ceux qui s’en écartent. Cette image n’est pas tenable, ni intellectuellement, ni économiquement : elle crée des tensions, des inégalités, conduit à laisser de côté des compétences, à sous-investir dans un capital humain qui demande à être mieux représenté, non pas comme un poids, une charge comptable, mais comme une valeur.

Faire reconnaître cette valeur est un enjeu collectif. Pour les salariés, et le syndicalisme a vocation à porter cette question ; mais aussi pour les organisations de travail, entreprises et administrations confondues.

Il est d’ailleurs frappant de constater qu’un léger changement de contexte conduit vite les acteurs à changer de comportement. La fin des préretraites et l’amélioration graduelle du fonctionnement du marché du travail ont fait bondir le taux d’emploi des cadres seniors de 6 points entre 2000 et 2007. Certes, il faut pointer le contraste entre ceux qui ont accédé à des fonctions managériales, où l’âge est peu discriminant, et les filières « professionnelles », où l’expérience est parfois moins valorisée et où les employeurs se montrent plus regardants sur le coût du travail. Mais ce sont précisément ces métiers qui, dans un marché de l’emploi en tension, ont su refaire une place aux seniors. Certaines entreprises ont alors découvert que l’âge cesse d’être un problème dès qu’on cesse de croire que c’en est un.

Dans un contexte d’emploi dégradé, le risque existe de reperdre le terrain gagné ces dernières années. Il est essentiel, dans ces conditions, de rester vigilant et de porter le combat sur les images déformées des capacités professionnelles.

Après sept années, je quitte la revue. Ce dernier éditorial est l’occasion de saluer les lecteurs, de passer le relais à Caroline Werkoff, qui prend la suite, et de remercier les amis de la CFDT Cadres pour la confiance qu’ils m’ont accordée.