Il y aurait beaucoup à dire sur les pratiques d’évaluation dans les entreprises et les administrations. Associés à la culture de la performance apparue dans les années 1980, les progiciels de gestion imposent une représentation du travail dans laquelle personne ne se retrouve : ni les salariés, en mal d’une reconnaissance que les tableaux statistiques sont incapables de leur accorder, ni les cadres qui doivent les utiliser et sont eux-mêmes amenés à être évalués.

La performance collective, les coups de bourre et les coups de mous, les mauvaises décisions et la désorganisation qui en résulte, tout cela reste au mieux mal représenté, au pire invisible. En outre, les outils contribuent parfois à l’aveuglement gestionnaire. Ils sont ainsi régulièrement dénoncés, aussi bien par les consultants chargés d’en vendre d’autres que par les utilisateurs qui les subissent. La CFDT Cadres, à travers son groupe de travail « Outils de gestion », intervient depuis plus de dix ans sur cette question qui affecte directement les conditions de travail, mais aussi les rémunérations et les carrières.

La question de l’évaluation ne se réduit pourtant pas aux travers de ses techniques. L’objet de ce numéro est de montrer à quel point elle traverse désormais la plupart des champs qui nous occupent : le monde du travail en premier lieu, mais aussi la représentation de la vie économique, celle des politiques publiques, et jusques aux grands enjeux internationaux comme le développement durable ou le réchauffement climatique. Sur tous ces sujets, le recours à une évaluation s’impose désormais comme une évidence.

Les agences de notation financière qui évaluent les firmes et les Etats sont des acteurs clés du fonctionnement des marchés financiers. Les pouvoirs publics n’envisagent plus de lancer une action sans en évaluer les effets, de façon prospective (ex post ex ante) mais aussi dans le cours même de l’action. Enfin, comment envisager de lancer la moindre initiative sur des sujets comme le réchauffement global sans s’appuyer sur une évaluation correcte des phénomènes considérés ?

Il ne faudrait pas croire cependant que la montée en puissance des logiques d’évaluation aboutisse nécessairement à une représentation objective, sur laquelle tous s’accorderaient. En vérité, et la question du climat le montre fort bien, même une évaluation réalisée par des scientifiques ne peut mettre de côté la dimension politique. Car dès lors qu’il s’agit de faire de la représentation un ressort de l’action, le point de vue compte. C’est la vieille histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide : l’interprétation des résultats, mais aussi la construction des outils qui permettent de produire ces résultats ne sont pas de simples activités techniques, elles engagent des points de vue, des intérêts, des stratégies.

Faut-il alors adopter une posture de méfiance, voire de défiance ? Bien au contraire : il faut prendre acte de cette logique et se l’approprier. Cela suppose dans un premier temps de participer à la construction ou au choix des outils, et de veiller à ce que ceux-ci ne soient pas subordonnés à un seul point de vue. Cela nécessite dans un deuxième temps d’apprendre à les utiliser, afin de ne pas se laisser dicter une représentation qui se donnerait comme objective.

La culture de l’évaluation est en passe de s’imposer durablement : rien ne serait plus dangereux que de la subir faute d’en comprendre les ressorts et les dérives.

C’est aussi une question de logique : pour nous, syndicalistes, qui défendons l’idée d’un monde mieux régulé, évaluation et notation ne sont-elles pas les voies d’avenir de cette régulation ? Nous avons eu l’occasion dans les pages de cette revue d’évoquer le pouvoir grandissant des normes. De la même façon qu’il est essentiel de participer à la production de ces normes et de ne pas les laisser se construire sans nous, il est essentiel de participer à la production et de maîtriser l’utilisation des outils et des méthodes qui imposent aujourd’hui leur représentations du réel, de la plus petite entreprise aux enjeux globaux.

La notation sociale, soutenue par la CFDT qui a investi dans Vigeo, l’agence dirigée par son ancienne secrétaire générale Nicole Notat, est un bon exemple de cette réappropriation. La financiarisation du monde n’est pas une fatalité à déplorer, mais une logique que l’on peut décortiquer et sur laquelle il est possible de reprendre la main.

L’idéal d’émancipation qui fut depuis les origines l’horizon du mouvement syndical trouve ici un renouveau : plutôt que de subir une volonté déguisée en savoir, emparons-nous de ce savoir et faisons-le nôtre.