L’alerte professionnelle est-elle une dénonciation ? Lorsque la question est ainsi posée, on a bien sûr envie de répondre non. Et pourtant, en France, pour des raisons historiques sans doute, les épisodes sombres de la guerre n’ayant pas quitté notre inconscient culturel national, l’alerte professionnelle pose problème.

Traiter de cette question dans notre revue prend tout son sens, car nous touchons ici au cœur de l’identité professionnelle des cadres. Quotidiennement, les cadres doivent prendre des décisions, pas toujours évidentes. Il peut leur arriver de découvrir des situations anormales dans leur entreprise, parmi leurs pairs, leurs équipes ou leurs supérieurs hiérarchiques. Comment peut réagir un trader de la Société générale qui voit un de ses collègues perdre en bourse des sommes faramineuses ? Comment un ingénieur de BP qui émet de sérieux doutes sur l’état d’une plate forme pétrolière au large de la Floride peut-il agir pour se faire entendre de sa direction ? Quel pouvoir réel ont les médecins du travail qui alarment la direction de la Poste sur l’état dépressif de nombreux salariés ? Autant de questions que nous nous sommes posées et auxquelles nous avons essayé de répondre dans cette revue.

Alerter ne va pas de soi dans une société minée par le chômage. Car le salarié a peur de perdre son emploi, d’être placardisé ou ostracisé par ses collègues s’il révélait une anomalie. Plutôt que de risquer des sanctions, il préfère souvent se soumettre en ne disant rien ou se démettre, parfois en allant jusqu’à quitter l’organisation, sauf dans le cas où certaines formes de management lui permettent de s’exprimer plus librement (Sandra Charreire-Petit et Joëlle Surply). Lorsqu’une alerte est malgré tout lancée, elle peut recouvrir des réalités multiples, encadrées par des dispositifs juridiques complexes (Marie-José Gomez-Mustel et René de Quenaudon, Jean-Denis Combrexelle, Yann Padova), qui théoriquement protègent bien le lanceur d’alerte de sanctions éventuelles.

Pour simplifier, deux circuits s’offrent au lanceur d’alerte lorsqu’il ne peut pas parler directement à son supérieur hiérarchique. Les dispositifs dédiés, de type “whistleblowing” sont les plus mal acceptés, comme vous le verrez en lisant l’entretien avec Chantal Lucas. Importation culturelle anglo-saxonne, ces dispositifs de lutte contre les dérives financières et la corruption existent à ce jour dans 1300 entreprises françaises. En pratique, ils sont finalement très peu utilisés, voire oubliés parfois, alors même qu’ils avaient été mis en place il n’y a pas si longtemps (focus Shell).

Les institutions représentatives du personnel (IRP) représentent l’autre circuit, plus traditionnel. Organes collectifs qui protègent par leur structure même le salarié lanceur d’alerte, elles ont largement fait leurs preuves, comme vous le verrez tout au long de ce numéro.

Les IRP ne constituent malgré tout pas la panacée, car alerter ne suffit pas toujours, loin s’en faut, à modifier des prises de décision. L’exemple donné par Marc Szabo est à cet égard particulièrement édifiant : malgré une alerte sanitaire précise donnée par le CHSCT, c’est finalement un accident du travail qui pousse la direction à prendre les décisions qui s’imposaient pour permettre aux ingénieurs concernés de travailler dans des conditions raisonnables.

C’est à cause de ces limites que la CFDT Cadres milite pour une évolution de l’alerte professionnelle. Pour que les cadres, les managers et les ingénieurs puissent réellement exercer leur droit d’alerte, qu’ils soient protégés de sanctions éventuelles, il faudrait que des dispositifs juridiques encadrent tous les types d’alerte, des alertes sanitaires aux alertes environnementales, sans se cantonner aux alertes financières. Et il ne faut pas oublier non plus le rôle central des IRP. C’est cette position, ferme, claire et nuancée que nous expose Jean-Paul Bouchet dans le premier article de ce numéro. Je vous invite à le lire sans plus tarder.