Il existe une exception française dans la difficulté à coopérer : capables de se mobiliser individuellement pour faire reconnaître leur « vraie valeur », les salariés français éprouveraient des difficultés à être efficaces ensemble, « en particulier quand ceux qui sont censés coopérer s’estiment empêchés d’exister à leur idée dans leur travail. D’où ce que des managers étrangers peuvent ressentir comme une désinvolture, du mauvais esprit, ou un problème culturel avec l’idée de travailler ensemble.

Or, comme le rappelle Jean-Pierre Segal en ouverture de ce livre passionnant, l’inverse a ses défauts également : en témoignent les managers français travaillant à l’étranger et qui regrettent l’esprit d’initiative de leurs compatriotes mauvais coucheurs. En outre, même chez les plus réticents, rares sont ceux qui ont décidé une fois pour toutes de refuser toute évolution ; la question n’est pas tant de savoir si les Français sont plus ou moins aptes à coopérer, mais plutôt d’analyser les conditions dans lesquelles ils sont disposés à le faire.

Certes, culte de l’indépendance à l’égard de la hiérarchie et défense jalouse des acquis font souvent obstacle à des modes de coordination plus efficaces au sein des entreprises, et le rêve managérial de « mobiliser les salariés » et de développer l’esprit d’équipe se heurte bien souvent à de fortes réticences, caractéristiques de la « société de défiance » récemment dénoncée par Pierre Cahuc et Yann Algan, mais aussi de la société d’héritiers décrite par Thomas Philippon dans Le Capitalisme d’héritiers (Seuil/République des idées, 2007).

Néanmoins, les pièges de notre fonctionnement social sont aussi des atouts possibles, pour un management averti des difficultés et attentif aux ressources qu’elles offrent. C’est ce que montre ce livre consacré pour l’essentiel à l’expérience du projet Météor de la RATP. Tout d’abord, le regard critique, souvent aiguisé, d’acteurs réticents au changement, oblige à poser des questions et permet ainsi de lever des lièvres que dans un autre environnement culturel on aurait laissé dormir.

Par rapport au consensus mou obtenu sans peine dans des environnements plus disciplinés, cette réactivité a ses avantages. Reste qu’elle peut aussi être un frein, voire un obstacle. Comment alors construire la confiance, comment faire jouer une solidarité nouvelle entre des acteurs et des catégories qui jusque-là s’évitaient soigneusement ? L’existence, jusqu’au sein des univers de travail les plus rétifs, d’îlots de coopération, permet de répondre à cette question.

La stabilité de l’organisation peut être un facteur de coopération, et donc d’évolution…mais aussi une attention à la position de celui que l’on sollicite : le placer, dans une relation de travail, dans la situation de celui qui rend service permet d’obtenir le meilleur là où la même personne fera un excès de zèle négatif si on lui impose une tâche. La prise en compte de la société de rang, des querelles de préséance, de l’aspiration générale à définir son propre travail peuvent offrir des ressources au manager comme au client. On pourrait parler d’une attention au travail de l’autre.

Telles sont les leçons, somme toute de bon sens, de cette entreprise dont la réussite technique saluée par tous cache aussi un défi managérial intelligemment relevé. Dans la lignée de Cultures et mondialisation, publié en collaboration avec Philippe d’Iribarne et d’autres auteurs chez le même éditeur en 1998, l’auteur joue sur une comparaison internationale (avec un exemple berlinois) pour identifier les nœuds de différentiation du cas français.

Au total, la réussite du projet semble liée de près à la capacité du management à offrir à chaque salarié une « réassurance identitaire », répondant à la fois à la passion française pour le statut et aux doutes dans lesquels s’enracinent les peurs de mettre en jeu ce statut. Se faire reconnaître et respecter est un enjeu fort, qui s’exprime alternativement sous la forme collective de la défense des acquis et sous la forme individuelle, plus douloureuse, d’une intériorisation des tensions entre aspiration à la reconnaissance et sentiment de ne pas exister. C’est en se montrant attentif à ce facteur de réticence et d’enfermement (dans la tâche, le statut, la routine), en mettant en jeu une reconnaissance à la fois des pairs et de la hiérarchie que l’on peut amener les collaborateurs à « baisser la garde ».

Dans le cas de Météor, une logique de grandissement collectif et d’égalité dans l’action permettent aux acteurs d’un projet mis en doute de l’extérieur de jouer ensemble en faisant tomber les barrières de castes et en associant positivement la demande de reconnaissance personnelle et la solution collective offerte à cette demande.