« Connaissez-vous Emmanuel Mounier ? ». La question suscite généralement de l’embarras, y compris chez des professeurs de philosophie qui en ont vaguement « entendu parler » mais reconnaissent leur ignorance. Dommage, car sa réflexion compte parmi les plus fortes du vingtième siècle. On peut y associer les noms de Paul Ricœur, Jacques Delors, Alfred Grosser, Alain Touraine, Edmond Maire, Michel Rocard… et de combien d’autres, à l’étranger, qui en ont fait la pointe dure de la lutte contre l’injustice, en Amérique latine par exemple (la théologie de la libération s’en est inspirée) et, à l’Est du temps du communisme, du combat pour la liberté au nom de la personne. Peu de temps avant sa mort, Jean-Paul II, dans un texte sur la laïcité, faisait mention de celui qui avait beaucoup compté dans son itinéraire intellectuel, en dépit de propos très critiques vis-à-vis de l’Eglise.

C’est l’un des épisodes rapportés par les « carnets » de Mounier publiés sous la direction éditoriale de l’historien Bernard Comte et du philosophe Yves Roullière. Un travail de grande ampleur qui permet de suivre le parcours intellectuel du fondateur de la revue Esprit à travers les rencontres et les évènements qui, pour certains (Guerre d’Espagne, Front populaire, Munich…) infléchiront le cours de sa pensée et de son « engagement », mot qu’il a puissamment contribué à acclimater. Mais il permet aussi d’entrer de manière fine, au plus près de l’histoire, dans la vibration intellectuelle, sociale, politique de l’époque traversée. Un livre où se découvre un peu plus l’extraordinaire capacité de cet auteur à questionner son époque et à se laisser travailler en profondeur par elle. Elle illustre parfaitement la formule qui lui était chère : « l’événement sera notre maître intérieur ».

Révolte contre le ‘‘désordre établi’’

On ne lit pas, aujourd’hui encore, sans émotion, les paroles frémissantes de révolte de son premier éditorial : « c’est le cri que vous écouterez puisque la parole ne déchire plus les cieux et les cœurs […]. Entendez ces mille voix en déroute. Leur appel à l’esprit […] est plus âpre que l’angoisse. Il sort de la faim et de la soif, de la colère du sang, de la détresse du cœur : voilà le calme que nous vous apportons ». Il a alors vingt-sept ans. Dix-huit ans plus tard, à la veille de sa mort à quarante-cinq ans, l’indignation n’a pas faibli : « l’injustice ! Des milliers d’honnêtes gens l’ignorent en toute tranquillité […]. Nous hanterons leurs nuits, nos nuits de sa voix rauque ».

Vingt ans durant, Mounier n’a cessé de passer au feu de la critique les politiques et idéologies qui lui paraissaient conduire à l’avilissement de la personne comme foyer de dignité, d’intériorité et de mystère. Le capitalisme bien sûr, mais aussi le fascisme, le colonialisme ou le communisme qu’il ménagera un temps en qualité de porteur des espérances de la classe ouvrière. A l’origine de ces perversions : une vision erronée de l’homme et de son monde propre. Mounier l’identifie dès ses premiers textes consacrés à la crise des années 1930, crise économique, sociale et politique certes mais, estime-t-il, plus fondamentalement crise spirituelle résultant d’une complète subversion des valeurs. Keynes parle à la même époque de « dépressionnerveusegénéralisée ». D’où le puissant mot d’ordre de « primauté du spirituel » investi d’une portée proprement révolutionnaire puisque l’horizon n’est autre que la remise de la société sur ses pieds car « le spirituel aussi est une infrastructure ». Et où dominent l’individualisme et sa version agrandie : le nationalisme, le productivisme, le libéralisme à tout crin, l’utilitarisme… faire prévaloir les exigences de la personne comme « centre de réorientation de l’univers objectif » par la justice, le partage, le don, la présence, la responsabilité (« on ne meurt pas des autres, on meurt en grande partie de soi »), aux antipodes de l’insupportable « esprit petit-bourgeois » : « course à l’argent et à la vie tranquille. Un type d’homme bien vide de toute folie, de tout mystère, du sens de l’être et de l’amour, de la souffrance et de la joie, voué au Bonheur et à la Sécurité… ». Un univers rétracté, mesquin qui asphyxie l’esprit de médiocrité satisfaite. A s’en tenir là, on vit moins qu’on ne crève de contrarier ainsi la « vocation » de toute personne à la sortie de soi, au décentrement, à l’« engagement », bref à la présence au monde selon des formes à réinventer en permanence. Tel est le sens profond du « personnalisme » de Mounier.

Pour retrouver dans son exigence la plus radicale ce socle granitique de l’existence, il faut relire cet auteur dont les textes1 ont encore cette vertu d’arracher à la torpeur et à l’insignifiance qui menacent.

‘‘L’économie a étouffé le reste de la société’’

Lisons, par exemple, ce qu’il dit de « l’importance exorbitante prise par le problème économique dans les préoccupations de tous ». Elle est, à ses yeux, « le signe d’une maladie sociale […]. L’économie a étouffé le reste de la société ». Ce diagnostic alarmé pourrait être de Marx, Proudhon ou Polanyi. On le lit sous la plume de Mounier dans les années qui suivent la « grande crise ». Signe d’un très profond « désordre spirituel » estime Mounier. Car la cause réelle de l’embardée réside, par-delà le visible, dans une erreur sur l’homme, dans, comme vient de l’écrire Michel Serres, le contresens de « croire qu’une société ne vit que de pain et de jeux, d’économie et de spectacle, de pouvoir d’achat et de médias » 2. Un horizon de sens aussi indigent prédispose à la catastrophe.

L’économie a, certes, pour raison d’être, l’amélioration des conditions de vie, du niveau d’aisance matérielle. En cela, son rôle est essentiel et sa légitimité parfaite. Mais à condition de demeurer subordonnée à ce qui donne sens à l’existence humaine, mission qu’elle ne peut honorer. Elle se l’est pourtant arrogée par une usurpation la transformant de moyen en fin, de servante en maîtresse tyrannique et fantasque. « Mais après quoi courrons-nous ? » interroge, en substance, Mounier. « Quel est ce bien si précieux qui mérite qu’on lui sacrifie la belle part de nos existences et assez souvent celle des autres ? ». Le bien-être ? Le confort ? La commodité technique ?… Oui, sans doute, mais est-il nécessaire au « bonheur » d’embarquer l’existence entière dans une course que l’on sait pourtant, d’emblée, largement illusoire ? Est-il vital d’accéder à l’I-Pod et maintenant à l’I-Pad présenté par le patron d’Apple comme réponse à un « besoin essentiel »… créé de toute pièce ? Que devient sous cet empilement d’objets et de biens, le souci caractéristique de la personne de se rendre présente au monde, de répondre à ses sollicitations, de s’arracher à soi pour les engagements nécessaires ce qui suppose un minimum de légèreté, et dit Mounier une certaine forme de « pauvreté » qui n’est pas un « ascétisme indiscret » mais une « défiance de la lourdeur des attaches, un goût de la simplicité, un état de disponibilité ». Ce qu’on nomme aujourd’hui la « sobriété heureuse » selon l’expression de J.-B de Foucauld. Si Mounier est mort à un âge prématuré, d’une crise cardiaque, le 22 mars 1950 c’est précisément parce qu’il avait fait de cette exigence radicale, sans se payer de mots, le sens de sa vie et de son combat. Sa pensée demeure d’une stupéfiante actualité.

1 : Lire L’Evénement sera notre maître intérieur. Pages choisies de Mounier, Parole et silence, 2014 ; et le double recueil, Refaire la Renaissance, et Ecrits sur le personnalisme, préface de P. Ricœur, Seuil, 2000.

2 : Temps des crises, Ed. Le Pommier, 2009.