En mai 1946 paraît le premier numéro de Cadres et Profession, le journal de la Fédération française des ingénieurs et cadres de la CFTC (FFSIC) qui se donne pour but de « servir les cadres en affirmant leur doctrine sur un plan strictement professionnel ». Les rédacteurs du journal aspirent à faire de celui-ci un organe de liaison entre tous les ingénieurs et les cadres du commerce et de l’industrie, afin de les aider à évoluer dans leur carrière et à affronter les évolutions du monde du travail. Dans le même temps, il s’agit de diffuser un discours non seulement propre aux cadres de la FFSIC – fondée en novembre 1944 –, mais également élaboré par eux, pour répondre au discours porté sur eux dans la grande presse. Il s’agit donc de définir un ensemble de positions syndicales mais également d’affirmer une identité propre, alors que la CGT a créé un Cartel confédéral des cadres et que différentes organisations de cadres ont fusionné pour former la Confédération générale des cadres. Bien plus, il s’agit de revendiquer un pouvoir dans le fonctionnement de l’économie : « il faut agir en sorte que leur technique représente une valeur ou plus exactement une part dans la production » écrit Guy Bohn, secrétaire général de la Fédération, dans le premier numéro. La revue s’affirme ainsi à la fois comme un organe d’information syndicale, qui se fait l’écho des revendications fédérales, et un laboratoire de réflexion, qui dessine un syndicalisme singulier.

Depuis la fin du dix-neuvième siècle, les ingénieurs et les cadres, techniques ou administratifs, apparaissent aux yeux de nombreux observateurs comme un élément décisif dans la modernisation de l’économie. En outre, ils participent à l’essor des classes moyennes, perçues par beaucoup comme des éléments déterminants de l’équilibre social. C’est pourquoi ils font l’objet d’une attention croissante de la part des chercheurs, des journalistes, des hommes politiques et des centrales syndicales, d’autant plus dans le contexte de reconstruction de la société française qui suit la Libération. En effet, les années cinquante sont marquées par une évolution économique et technologique sans précédent, cause d’une croissance considérable des effectifs de la catégorie cadre. Celle-ci se consolide comme une entité spécifique à travers les arrêtés Parodi-Croizat mais aussi à travers l’instauration d’un plafond de cotisation pour la Sécurité sociale et la création d’un régime de retraite complémentaire (Agirc). Si cette reconnaissance institutionnelle est l’aboutissement des luttes des syndicats d’ingénieurs et cadres pour acquérir une représentativité, elle masque la diversité des conceptions du syndicalisme des cadres, voire de la catégorie des cadres elle-même.

La revue Cadres et Profession offre un prisme privilégié pour saisir la conception qu’a la FFSIC du cadre et de son rôle social ; cette conception se distingue autant de celle de la CGT, marquée par une grille de lecture marxiste des évolutions de la société, que de celle de la CGC, qui s’affirme sur le plan professionnel comme un syndicat strictement catégoriel. La FFSIC est le produit d’un syndicalisme marqué par les principes du catholicisme social et l’influence du personnalisme qui animent la philosophie de la CFTC, qui affirme la fraternité de tous les travailleurs dans le champ syndical et social. Son esprit, tel qu’il apparaît dans les lignes de la revue, est essentiellement marqué par le refus de participer au conflit idéologique qui oppose le capitalisme et le communisme, refus qui se traduit par la recherche d’une troisième voie dépassant le plan doctrinal pour affirmer des propositions concrètes, capables de concilier valeurs humanistes et exigences économiques. Dans le numéro de janvier 1949, le président de la Fédération, Jean Escher-Desrivières, affirmait ainsi que, pour les cadres de la FFSIC, « l’attachement aux libertés essentielles de la personne humaine est compatible avec une organisation rationnelle de la production et des échanges ».

Sous la Quatrième République, les principaux auteurs de la revue, André Bapaume (président puis secrétaire général) et Jean Escher-Desrivières n’ont de cesse de dénoncer les « faux problèmes » qui, selon eux, fondent la démagogie des gouvernements successifs et prônent un réalisme économique qui doit tendre à une planification au service des besoins humains. Ces revendications s’accordent avec la résolution en faveur de la planification démocratique adoptée par la CFTC en 1954. Cependant, les auteurs de la revue ne s’en tiennent pas aux condamnations doctrinales et aux déclarations de principes, bien que celles-ci constituent la base de leur réflexion syndicale. Ils rédigent des articles très techniques sur l’industrie française, branche par branche, si bien que la revue apparaît comme un lieu d’expertise économique. Ainsi, de septembre 1950 à mai 1954, la revue développe systématiquement un article consacré aux missions de productivité aux Etats-Unis, instaurées dans le cadre du plan Marshall. Les auteurs commentent le fonctionnement des différentes industries américaines ou analysent les conditions de vie et de travail des Américains. Si le souci de comparer la France aux autres pays occidentaux est une caractéristique constante de la revue, le modèle américain sert de référence pour définir les modalités de la reconstruction française et dessiner les traits d’une nouvelle société – au moins jusqu’au milieu des années soixante. Le modèle américain inspire un modèle de développement inédit, qui repose sur un accroissement de la production industrielle et une augmentation de la consommation des ménages ; il inspire aux auteurs une certaine conception du progrès, selon laquelle l’expansion économique doit bénéficier à la société dans son ensemble, permettre une amélioration des conditions de vie et tendre vers une plus grande justice sociale.

Par ailleurs, le modèle américain met en avant une nouvelle conception des facteurs humains dans l’entreprise. D’où l’attention portée à la psychologie et aux relations humaines, dont le développement en France est en grande partie liée à l’importation des technologies sociales américaines. Ces nouvelles disciplines sont perçues comme déterminantes dans la modernisation de l’économie en ce qu’elles déterminent une nouvelle manière d’être et de penser, c’est-à-dire une nouvelle idéologie industrielle (Boltanski). Déterminantes dans les modalités de production et de consommation, les relations humaines apparaissent également comme des moyens nouveaux pour établir la paix dans l’entreprise, voire la paix sociale. Les auteurs y voient un instrument indispensable pour les cadres, relativement à leur rôle de médiateur – qui tend à être de plus en plus valorisé.

Perçus comme les principaux artisans de la productivité, voire comme les responsables du progrès, les cadres sont appelés à prendre position dans le champ économique et social. Si elle est un organe d’expertise, la revue est aussi un outil pédagogique. A ce titre, son objectif est double : il s’agit d’abord de donner aux cadres des atouts pour progresser dans leur carrière, notamment en insérant des offres d’emploi ou des annonces diverses concernant la profession (conférences, stages de formations, etc.). La rubrique juridique joue un rôle important, éclairant les droits des cadres dans leur travail. Il s’agit également de donner les outils de réflexion pour peser sur les enjeux économiques, politiques et sociaux, notamment en délivrant des conseils de lecture, en retraçant l’histoire du syndicalisme ou en décryptant l’actualité politique. Ce deuxième aspect de la dimension pédagogique propre à la revue est renforcé à partir des années soixante, alors que les ingénieurs et cadres tendent à s’associer à des mouvements de grèves et que la Fédération se fait critique vis-à-vis de la démocratie gaullienne et du système politique de la Cinquième République. La revue se fait l’écho des luttes pour une plus grande participation aux prises de décisions et pour l’établissement d’un dialogue social véritable, à travers une organisation économique et professionnelle. Ces revendications sont valables aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle européenne, les auteurs de la revue s’intéressant de très près au syndicalisme international et à la formation des « Etats-Unis d’Europe ». Si le syndicalisme de la Fédération tend alors à devenir plus activiste (la revue met en avant le rôle des cadres dans le mouvement de mai 68), la revue ne perd en rien sa dimension réflexive. Au contraire, celle-ci sera renforcée jusqu’à devenir le fondement de la forme actuelle de la revue.

Cadres et Profession est d’abord une revue menée par quelques syndicalistes cadres qui partagent des informations qui leur semblent importantes et propagent les idées qui leur tiennent à cœur. Progressivement, le cercle des rédacteurs s’élargit et les contributions se font plus variées ; lieu d’information et de formation pour la Fédération, la revue devient un véritable lieu de réflexion pour le syndicalisme cadre en général, où ne s’expriment plus seulement des responsables militants mais également des chercheurs aux statuts variés. La revue est parvenue à renouveler son contenu et sa forme tout en conservant une identité propre, ce qui lui a permis de s’adapter à l’évolution de la CFTC – qui devient la CFDT en 1964 – et d’assurer une véritable continuité à la FFSIC, qui devient l’Union confédérale des cadres en 1967.

Tout au long de son évolution, la revue Cadres et Profession met en avant « un nouvel esprit du syndicalisme » (Guy Groux), fondé sur l’expertise économique et l’élaboration de propositions industrielles. Elle se démarque ainsi du syndicalisme contestataire et strictement revendicatif qui caractérise le mouvement ouvrier traditionnel. A travers leurs articles, les auteurs tendent à élaborer un modèle de développement économique et participent à la formation d’une nouvelle culture politique, fondée sur le refus du dogmatisme idéologique et la recherche d’un compromis entre libéralisme et socialisme – culture politique incarnée par la « deuxième gauche » dans les années soixante-dix.

Cadres et Profession représente une source privilégiée pour les historiens qui s’intéressent à l’histoire du syndicalisme cadre, trop souvent ignorée dans l’histoire du mouvement ouvrier. La revue permet de saisir l’esprit d’une Fédération de cadres qui développe une réflexion singulière au sein d’une centrale ouvrière. Surtout, elle met en lumière les efforts de certains cadres pour informer la nouvelle idéologie industrielle qui se développe dans le contexte des Trente Glorieuses et dont la catégorie des cadres fut l’un des principaux vecteurs. Ainsi, la revue donne à voir l’élaboration de nouvelles représentations – tant économiques, que politiques et sociales – qui participèrent autant à la formation d’un nouveau type de syndicalisme qu’au renouvellement de l’identité des cadres.

Th. R.