Evolution, mutation, crise ? Nul n’en disconviendra, le monde du travail est engagé dans une métamorphose en profondeur. Ce n’est pas une simple question de technologie : l’informatique a littéralement révolutionné notre rapport au temps. L’invisible est devenu une valeur, avec ces investissements « immatériels » qui se sont peu à peu imposés jusqu’à devenir indispensables. L’espace, lui aussi, a changé : qu’il s’agisse de celui du marché et de la production, de plus en plus conçus à l’échelle de l’Europe ou du monde, ou de celui de l’entreprise, dont les frontières sont devenues de plus en plus floues.

Services externalisés, intégration des sous-traitants, complexifications des processus de production, fusions et regroupement ont fait disparaître un certain nombre de repères autrefois plus lisibles. Où commence, où s’arrête l’entreprise ? A ces questions qui furent simples, qui pourrait répondre aujourd’hui ?

Cédant au mouvement qui veut que le management avance par projets, l’entreprise devient quelquefois une sorte de mécano – auquel on pourrait ajouter ou ôter des pièces selon les besoins – jusqu’à se rêver totalement démontable, comme nous le racontent les créateurs du projet informatique de la Coupe du monde de football.

L’entreprise, les entreprises changent de forme, dans un mouvement qui peut quelquefois donner le vertige : si nombre d’entre elles, cédant à un réflexe dont nous essaierons de comprendre les ressorts, se « recentrent sur leur métier », on a aussi vu des groupes se déporter brutalement d’un secteur sur un autre, des industriels déclarer pouvoir se passer d’usines. Ce transformisme généralisé, cette modernité affichée cachent d’ailleurs quelques surprises : c’est par exemple dans un secteur très en pointe techniquement, comme les centres d’appels téléphoniques, que l’on voit resurgir les bons vieux principes du taylorisme…

Modulable ou démontable, éclatée, sans frontières définies, l’entreprise est devenue un lieu insaisissable, dont les conformations et les localisations varient suivant le service concerné, le niveau de l’interlocuteur, le moment…

Le monde des PME est l’un des acteurs majeurs de cette évolution, comme le font remarquer plusieurs des auteurs de ce numéro. Les grandes entreprises n’y échappent pas davantage. A l’exception de quelques empires familiaux, comme Michelin ou Peugeot, ceux d’entre nous qui travaillent dans des groupes d’une certaine importance seraient sans doute bien en peine de répondre à la question : pour qui travaillons-nous ? Pour le « patron », sans doute, mais existe-t-il encore quelqu’un derrière cette figure traditionnelle ? Il y a une direction générale, un groupe, un président, des actionnaires… On en viendrait presque à reprendre cette ancienne définition de Dieu, que l’on rencontre encore chez Pascal : « un cercle dont le centre est partout, et la circonférence nulle part ». Pour être difficile à concevoir, l’image n’en décrit pas moins parfaitement des sociétés comme Oracle, qui ont renoncé à toute direction centralisée au profit d’unités indépendantes. Ce n’est pas seulement la distribution du pouvoir qui est en cause, ici, mais l’idée même d’une règle du jeu : qui décide, pour qui travaille-t-on, sont des questions fondamentales dans le monde du travail.

Les images en vogue suggèrent d’ailleurs que nous travaillons aussi « pour nous », pour nous épanouir. En intégrant les valeurs du développement personnel, les finalités du travail se sont diversifiées, à telle enseigne que la frontière autrefois étanche entre travail et loisir est devenue bien poreuse, comme le montre Pierre-Michel Menger. Le monde de la nouvelle économie a poussé cette porosité à la limite, en jouant sur les images fascinantes d’une confusion généralisée – entre famille et lieu de vie, vie professionnelle et vie privée, collègues, patrons et bande de copains. Que le soufflé soit retombé, que les cravates soient revenues ne change rien à l’affaire : quelque chose s’est joué, dans les start up, qui concentrait et accélérait un mouvement beaucoup plus large.

Où, pour qui, comment : le verbe travailler est devenu bien difficile à conjuguer. Et la véritable énigme, celle qui nous intéresse le plus en tout cas, c’est bien sûr celle du sujet : qui est ce « je » qui travaille ? En d’autres termes : qu’est-ce qu’un « travailleur » ? Le retour aux métiers traduit bien ce vacillement des identités. Entre le salarié et l’indépendant, la frontière est devenue de plus en plus ténue. De la mission à la personne, la représentation et la définition juridique de l’homme au travail se sont enrichies, ce qui s’est traduit par l’apparition de nouvelles formes de conflit. Plus que jamais, la question n’est pas seulement d’analyser ces transformations, mais de les infléchir en y imprimant notre marque. C’est là toute la force d’un syndicalisme de réforme : ne pas se placer à la traîne des évolutions, dans une protestation aussi vaine que désespérée, mais à leur source.