Comment êtes-vous arrivés à choisir une forme d’emploi atypique ?

Emmanuel Antoine :

Avant d’être salarié porté, j’étais directeur d’un organisme de formation. Pendant 14 ans, nous avons accompagné la création de plus de 200 entreprises, allant de la restauration à l’ouverture de gîtes ruraux, en passant par les sociétés de fournisseur d’internet ou de lignes de vêtements. Nous accompagnions également le développement de petites entreprises ou associations en phase de croissance d’activité ou d’insuffisance d’exploitation.

Nos clients étaient peu solvables. Du coup, notre activité s’articulait souvent avec la formation professionnelle pour adultes. Mais il y avait des effets pernicieux dans ces aides publiques : paradoxalement, elles contribuaient trop souvent à fragiliser le secteur d’activité concerné sans vraiment offrir une autonomie économique aux personnes bénéficiaires de ces aides. Comme directeur de cet organisme de formation, j’essayais de recréer une solidarité interprofessionnelle afin de réduire les inégalités sociales. Mais peu à peu, j’ai eu du mal à maintenir pour moi un statut salarié, parce que notre revenu était de plus en plus dépendant de l’activité. Collectivement, nous avons donc décidé de dissoudre cet organisme de formation (il existait sous une forme associative) pour poursuivre notre activité sous une autre modalité.

A l’époque de cette redéfinition de mon activité, j’ai exclu d’emblée la formule auto-entrepreneur : mon expérience précédente m’avait bien montré que la majorité des auto-entrepreneurs ne touchent pas un revenu suffisant pour rendre leur activité pérenne. Je suis donc devenu salarié porté.

Jean-Pierre Gendraux :

Avant d’être salarié porté, j’étais salarié dans une grande entreprise d’électronique professionnelle et j’ai eu de graves problèmes de santé : j’ai été greffé du rein. J’ai alors éprouvé le besoin de changer de société et de mode de travail. C’était il y a une dizaine d’années. Je me suis alors rendu dans une entreprise qui s’occupait de la reconversion des cadres de haut niveau sans savoir qu’il s’agissait d’une entreprise de portage salarial.

J’ai mis quatre ans pour construire mon activité. Le portage salarial a donc été salutaire pour moi : si j’avais créé mon entreprise, au bout de deux ans, lorsqu’il aurait fallu payer les premiers impôts, j’aurais été obligé de mettre la clé sous la porte.

Alexandre des Isnards :

Avant d’être auto-entrepreneur et écrivain, j’étais salarié dans une agence de communication. J’ai quitté le salariat car je voulais me reconvertir et me consacrer entièrement à l’écriture après la sortie d’un premier livre qui s’était bien vendu. Au début, j’ai essayé d’écrire en étant salarié à mi-temps ; mais cette organisation ne me convenait pas. Puis, j’ai été au chômage sept mois et l’auto-entreprenariat s’est imposé de lui-même. C’est en effet le moyen le plus immédiat et le plus facile de se mettre à son compte ; il n’y pas de facture à payer, pas d’avance de trésorerie. C’était vraiment une bonne transition. Et comme je suis à mon compte pour donner des conférences et des cours ou faire du conseil, cette formule m’a semblé la plus appropriée.

Quelle est votre activité aujourd’hui ?

Emmanuel Antoine :

Je suis devenu salarié porté en rejoignant une coopérative d’activité et d’emploi, Coopaname, pour continuer à exercer la même activité qu’auparavant. Coopaname rassemble 370 activités économiques différentes (allant de la maçonnerie à la fabrication de bijoux, en passant par l’infographie et l’informatique) et 400 membres au sein de cinq établissements, pour la plupart établis en région parisienne.

Jean-Pierre Gendraux :

Je suis salarié dans une petite entreprise de portage salarial de 38 personnes, consultant en relations sociales. Je fais de la formation, du conseil, des études et de l’accompagnement à la validation des acquis de l’expérience ; principalement auprès de militants CFDT ou d’élus politiques. Les problèmes de réintégration sont légion quand des permanents syndicaux doivent revenir dans leur entreprise d’origine, ils sont rarement accueillis à bras ouverts, et on ne sait plus trop quel poste leur donner. Ils ont acquis de nouvelles compétences, mais elles ne sont pas utilisées dans le poste qu’ils retrouvent. Mon travail consiste à les aider à formaliser les compétences acquises et à trouver un travail qui tienne mieux compte de leur évolution professionnelle.

Comme je suis salarié porté, mon offre de services est très différente de celle des cabinets de conseil. A l’inverse de ces derniers, c’est l’entreprise cliente qui prend ses propres décisions et nous organisons ensuite conjointement la mise en place de l’intervention. La plupart des autres salariés portés de mon entreprise sont consultants en ressources humaines, en communication ou en coaching. D’autres sont des cadres commerciaux. Ils peuvent proposer leurs services pour réorganiser le service commercial d’une grosse entreprise en étant consultant pour une période donnée, allant de six mois à un an et demi.

Le plus souvent, le portage salarial s’adresse à des cadres en rupture de ban avec l’entreprise, souvent âgés de plus de cinquante ans, trop jeunes pour partir à la retraite et qui possèdent un solide carnet d’adresses et de réelles compétences. Mais aujourd’hui, le portage salarial peut intéresser aussi un autre type de salariés car il offre une liberté recherchée par beaucoup : il permet de mieux choisir ce qu’on veut ou ne pas faire et d’organiser son temps de manière plus souple.

Alexandre des Isnards :

Je suis aujourd’hui auto-entrepreneur et écrivain. Je donne aussi des cours dans différentes écoles et je me lance dans une activité de formateur indépendant.

Quels sont les avantages et les inconvénients de ces types d’emploi ?

Alexandre des Isnards :

Pour l’instant, je ne sais pas trop comment monétiser ma démarche. J’aurais pu rester dans mon entreprise, on m’a même proposé d’y retourner il y a peu. Finalement, j’ai choisi d’être auto-entrepreneur car je n’arrivais pas à trancher entre différentes possibilités d’orientation professionnelle qui s’offraient à moi.

Mais je trouve aujourd’hui que ce statut d’auto-entrepreneur comporte de nombreuses limites. Par exemple, quand on est auto-entrepreneur, on ne peut accumuler aucun droit à la retraite; et je me suis rendu compte à plusieurs reprises que lorsqu’on est à la recherche de contrats, ce statut est perçu comme un handicap, car il ne donne pas une impression de pérennité ou de crédibilité. Quand on est auto-entrepreneur, on peut donner l’image de quelqu’un qui vit de petits boulots, et quand il s’agit de se présenter en annonçant un prix de prestation, ça ne met pas vraiment dans une position d’égal à égal avec l’interlocuteur. Une autre vraie difficulté de l’auto-entreprenariat est l’organisation du temps de travail. Quand on travaille chez soi, il est très compliqué d’opérer une césure nette entre temps privé et temps de travail. Cela nuit à la qualité du travail. Pour résoudre cette difficulté, je travaille maintenant dans un bureau collectif. Pour 225 euros par mois, je partage un grand bureau avec sept journalistes et un photographe. C’est pour moi une très bonne formule.

Jean-Pierre Gendraux :

Etre salarié porté, comme dans le cas de l’auto-entreprenariat, c’est souvent une solution de transition. Dans ma société de portage salarial, un cadre bancaire est arrivé en disant qu’il ne voulait plus jamais travailler dans une banque. Il a eu l’opportunité de se voir proposer une mission pour réorganiser un groupe bancaire en Afrique. Il y est allé à reculons, et a fini par être embauché par ce groupe tunisien.

Je me souviens aussi d’un cadre informatique qui était parti de sa boîte épuisé et qui ne voulait plus entendre parler de cette entreprise. Et finalement, il est devenu salarié porté…assez rapidement pour sa boîte en mettant des conditions assez fermes à sa collaboration. Il a ensuite été ré embauché plus cher et pour un travail plus intéressant par cette même entreprise.

Toujours dans cette idée d’emploi transitionnel, voici un autre cas. Une salariée épuisée avait démissionné de son entreprise. Trois mois plus tard, son employeur l’a rappelée pour lui demander de poursuivre la collaboration. Elle a accepté, sans pour autant dépendre de lui directement puisqu’elle était devenue entre temps salariée portée. Elle a finalement été embauchée à la SNCF. Ces exemples montrent que le portage salarial peut contribuer à une véritable sécurisation des parcours professionnels. Pour d’autres, comme moi, cette forme de salariat permet de conjuguer salariat et autonomie.

Emmanuel Antoine :

Cette formule de salariat porté me convient très bien. Je reste indépendant en cherchant mes clients : j’ai par exemple travaillé dernièrement avec une ville des Deux-Sèvres qui voulait lutter contre la désertification commerciale de son centre-ville en créant et subventionnant l’ouverture d’une librairie. Avec les services d’urbanisme de la ville, j’ai monté le projet et lancé un concours national pour choisir le libraire.

Et en même temps, en étant salarié porté, je profite d’un collectif de travail dans la coopérative d’activité et d’emploi Coopaname dans lequel je peux bénéficier d’un espace d’échanges sur les conditions de travail, la difficulté à trouver des clients. La confrontation d’expériences avec des professionnels qui peuvent exercer des professions très différentes de la mienne est très bénéfique. Et il est aussi plus simple de ne plus avoir à s’occuper de la gestion des factures et de tout ce qui fait le quotidien administratif d’une société.

Cette formule de portage salarial dans une coopérative s’articule bien avec les convictions que je défends. Je ne voulais pas entrer dans une entreprise avec un schéma classique de division entre le patron qui pense le travail et les subalternes qui doivent l’exécuter. En étant salarié porté de cette coopérative, je me retrouve dans l’idée que je me fais d’une entreprise, où chacun peut être associé aux choix stratégiques, les bénéfices ne servant pas à enrichir quelques-uns mais à être réinvestis dans le collectif de travail, par exemple pour l’amélioration des conditions de travail.

Etre salarié porté, ce n’est donc pas pour moi une logique de transition professionnelle, c’est une situation de salariat qui permet d’inventer de nouvelles formes de solidarité interprofessionnelle.