Dans votre dernier livre, La France morcelée, vous mettez en garde contre l’inflation du discours victimaire, que l’on retrouverait à la fois chez les politiques et dans le monde du travail. Mais à dénoncer le « créneau de la souffrance » et son instrumentalisation, ne risque-t-on pas de méconnaître cette souffrance ?

Il ne s’agit pas de nier l’existence de désarrois et de déséquilibres psychiques, qui peuvent conduire à des situations dramatiques, mais de s’interroger sur les lectures qui en sont proposées. Or, il me semble dangereux d’en rester à une lecture psychologisante des difficultés ressenties dans le monde du travail. Réduire ces difficultés à des problèmes personnels ou interpersonnels ne permet pas de rendre compte correctement des situations. En outre, cela enferme les « victimes » dans leur situation, dans une sorte de statut qui ne leur permet pas de se reconstruire.

Aujourd’hui, cette nouvelle figure de l’individu-victime ne concerne pas seulement le monde du travail, mais c’est une représentation qui est présente dans l’ensemble de la société et qui est mise en exergue dans les grands médias audio-visuels. Les politiques ont sur ce point plus que suivi la tendance : entre les romans sociaux à la Eugène Sue des discours de Ségolène Royal et le registre compassionnel de Nicolas Sarkozy sur les victimes des agressions, les dernières élections présidentielles ont fourni une excellente illustration de ce phénomène. Mais on pourrait tout aussi bien analyser le néo-gauchisme de la même façon : les « travailleurs en lutte » sont aussi et d’abord présentés comme des victimes de la « dictature des marchés ».

Les politiques entretiennent un discours victimaire qui a pour avantage de fonder une forme de légitimité morale. Mais en surfant sur la vague victimaire, ils se situent dans un regist