Comment passe-t-on de la démarche de formation initiée par la Confédération à un travail sur le terrain ?

La « Formation des 100 » a été conçue selon deux axes : une dimension théorique, avec des conférences et l’intervention d’experts comme François Daniellou, Philippe Davezies, Corinne Godard, et une enquête de terrain, pour accompagner une équipe. La démarche de formation est inséparable d’une démarche d’action, de la même façon que pour les équipes sur le terrain, une prise en charge sérieuse des problèmes ne peut passer que par une étude approfondie.

Pouvez-vous nous décrire l’action dans ses grandes lignes ?

L’équipe que j’ai accompagnée travaille dans un conseil régional, dont les agents et contractuels ont des niveaux de rémunération et des conditions de travail plutôt corrects ; mais ils signalent des problèmes de relation avec la hiérarchie, de discrimination, et on rencontre aussi chez certaines personnes des situations de détresse suggérant qu’il existe un véritable malaise dans les relations de travail. La direction, plutôt accueillante lors de notre première entrevue, s’est rapidement enfermée dans une logique de déni.

Notre travail ne s’est donc pas déroulé dans des conditions optimales, et la phase de restitution de l’enquête en a pâti. Par exemple, les quatorze entretiens que j’ai menés, et qui ont permis d’affiner le diagnostic, ont pris une forme anonyme. Cela ôte de la force à la restitution. De la même façon, cette phase essentielle de restitution doit théoriquement être menée d’abord avec les personnes concernées, en face à face, puis auprès de la direction, et enfin auprès du collectif de travail. Cette restitution au collectif n’a été possible que dans l’un des trois services concernés.

Nous avons néanmoins organisé une série d’événements, avec une conférence de l’Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) et une autre pour présenter les résultats de l’enquête. Une troisième conférence aurait dû faire intervenir le médecin du travail, auteur d’un rapport dont les conclusions étaient proches des nôtres ; mais la DRH a refusé cette intervention. Les échanges ont été intéressants et près de 120 personnes se sont déplacées, sur un total de 1100 au siège du Conseil régional. On s’est d’ailleurs aperçu à cette occasion que les problèmes mis au jour étaient déjà anciens : en 1998, une étude de Bernard Brunhes Consultants avait déjà fait apparaître quelques dysfonctionnements. Et déjà, à l’époque, la direction avait établi une frontière entre la possibilité de mener un travail discret (et à son usage) et la publicité que l’on pouvait donner à ce travail.

Quels sont les éléments les plus marquants de ce « malaise » ?

Dès que l’on sort de l’expression personnelle du ras-le-bol ou du malaise, on s’aperçoit que les problèmes managériaux procèdent en fait d’un véritable choc culturel, déjà ancien. En 1992, des organismes culturels dotés d’une certaine autonomie ont été rattachés au Conseil régional ; les personnels, notamment d’encadrements, ont vu leurs prérogatives se réduire. Ils ont été écartés des responsabilités, ou n’ont pu y accéder ; et les tâches qui leur ont été confiées étaient assez éloignées de leurs compétences. Leur culture professionnelle faisait auparavant une large place à l’autonomie et à une forme de créativité ; dans ce nouvel environnement, la dimension gestionnaire a pris le dessus. La « souffrance » au travail, qui se dit dans les relations avec tel ou tel politique ou tel ou tel manager, procède ici assez largement de cette disjonction entre un « métier » et une organisation qui ignore ce métier.

L’enquête a permis au agents de se rendre compte de cette dimension, et donc de prendre du recul par rapport à des situations qui ont été mieux comprises.

On a pu également mettre en évidence un phénomène qui était perçu de façon informelle et réduit à des difficultés personnelles, soit de l’agent, soit de son hiérarchique : les problèmes récurrents avec la hiérarchie ne tiennent pas seulement à la mauvaise qualité du management, mais à l’existence de deux chaînes hiérarchiques, l’une remontant aux politiques, l’autre administratives ; et les politiques, qui se posent d’autant moins la question de leurs pratiques managériales qu’ils sont investis de la légitimité de l’élection, s’avèrent à l’occasion de piètres managers, capables par exemple de travailler de préférence avec un chef de service particulier et de squizzer tout l’organigramme administratif. Plus largement, leurs injonctions et leurs prescription peuvent entrer en contradiction avec des savoir-faire et des pratiques de métier, qu’ils ignorent allègrement. Un exemple parmi d’autres : l’une des politiques avait son propre code pour les majuscules, et obligeait les secrétaires à récrire plusieurs fois les textes afin de respecter ce code – lequel était bien sûr en contradiction avec les usages en vigueur dans la profession ; mais allez essayer de faire prévaloir votre professionnalisme face à une politique…

Enfin, le contexte plus général de la décentralisation pose pour les fonctions publiques la question du « turn over » et des carrières de façon aiguë, puisque le jeu des mutations qui permet d’oxygéner l’encadrement des services de l’État ne fonctionne pas ou fonctionne mal dans le cadre de la fonction publique territoriale, dans certains métiers en tout cas : c’était le cas des services où nous avons réalisé l’enquête, et dont les métiers étaient principalement la culture et la communication.

On perçoit bien la façon dont l’étude a pu éclairer les situations, donner de l’intelligence à des problèmes collectifs et relativiser la dimension personnelle qui les filtrait jusqu’alors. Mais quel a été l’impact réel de la recherche-action ?

Nous avons eu beaucoup de mal à surmonter le déni et les réticences des responsables, avant un revirement soudain : une vice-présidente a accepté de recevoir la section. Notre objectif lors de cet entretien était double : faire reconnaître le problème, et entamer une démarche de prise en charge commune, avec la construction de solutions.

La réunion est cependant restée informelle, et le langage utilisé est resté celui de la souffrance et du stress : il a été très difficile d’aller sur l’organisation du travail et la culture managériale, alors même que c’est ce que notre enquête avait fait apparaître.

Au-delà, nous avons pris conscience que la formation était sans doute l’un des points cruciaux du problème. Depuis la décentralisation, des structures comme les Conseils régionaux voient s’accroître régulièrement leurs compétences (au sens juridique et administratif du terme), sans que les moyens ne soient à la hauteur en termes de recrutement ou de formation des personnels. Les tensions qui se font jour et se traduisent sous la forme de souffrance, de stress, ou parfois de harcèlement, peuvent être traitées par une meilleure formation.

Au terme de ce travail, quel est l’état d’esprit de la fédération et de la section ?

Localement, les effets positifs sont évidents, même si toute la section n’a pas été impliquée, loin s’en faut, dans la démarche. Mais la recherche-action a permis de faire évoluer les représentations et les pratiques : on est sorti des solutions de type « numéro vert », de la simple écoute, ou des lectures un peu simplistes comme le harcèlement. On est revenu, finalement, sur notre cœur de métier de syndicaliste : parler du travail. Car les troubles psychologiques et la souffrance au travail sont des symptômes auxquels il convient d’être attentifs, mais si les personnes vont mal c’est que l’organisation va mal.

Une meilleure compréhension des situations de travail est un véritable atout sur le plan syndical, car c’est à partir de là qu’on peut véritablement apporter une aide aux salariés concernés. L’idée est ensuite d’amener les responsables à bouger, ce qui s’annonce ardu.

La fédération suit le dossier avec intérêt. Il y a bien ici l’idée de développer une méthodologie et de la diffuser au plus grand nombre. Évidemment, pour des syndicalistes qui sont souvent amenés à vouloir des résultats à court terme, s’engager dans une recherche action sur la santé au travail peut sembler irréaliste, notamment quand on considère la longueur du travail et son ampleur. Mais l’investissement en vaut la chandelle.

C’est aussi un moyen de se rapprocher des salariés, un peu comme l’avaient été les enquêtes Travail en questions il y a une dizaine d’années. Une connaissance, une compréhension approfondie de l’organisation du travail, de ses tensions et de ses dysfonctionnements est pour une équipe syndicale un sérieux atout. Cela permet de mieux lire les problèmes et d’aller plus vite à des solutions qui ne soient pas des pansements sur des jambes de bois.

Et si c’était à refaire ?

Je resignerais, avec un ou deux changements : ne pas centrer le travail sur les risques psychiques, et à la logique d’accompagnement substituer une démarche d’information, de conseil, d’orientation ; en d’autres termes, être moins à l’initiative et s’en remettre davantage à la capacité des équipes, à la construction collective de capacités.