Pourquoi avoir travaillé sur le thème de la propriété de l’entreprise ?

Lorsque nous avons répondu à l’appel d’offres du collège des Bernardins en décembre 2008, le thème proposé était assez général : « formes de la propriété et responsabilités sociales ». Nous avons proposé de travailler autour du thème plus précis de la propriété de l’entreprise, dans le contexte de la financiarisation, et je dois dire que nous ne regrettons pas notre choix avec le développement de la crise.

Nous avons formé un groupe d’une trentaine de chercheurs, des économistes, des spécialistes de gestion, des juristes, des sociologues. Le groupe, dès l’acceptation par les Bernardins, s’est mis en place au début de l’année 2009. Nous sommes partis d’un constat : l’entreprise a subi depuis une quarantaine d’années une « grande déformation ». Cette déformation est venue d’une approche erronée : l’idée que les actionnaires sont propriétaires des entreprises, alors qu’ils ne sont propriétaires stricto sensu que de leurs actions (pour l’argumentaire juridique cf Jean-Philippe Robé, L’entreprise et le droit, Que-sais-je, 1999). Plutôt que de déduire la responsabilité de l’entreprise d’une conception inadéquate de la propriété, nous avons décidé de l’étudier en partant de quatre points de vue différents qui constituent autant de responsabilités que les entreprises doivent assumer.

Le premier groupe (piloté par Baudoin Roger, du Collège des Bernardins) a regardé l’entreprise comme un dispositif d’accomplissement des personnes, en s’interrogeant sur le paradoxe suivant : alors qu’on demande aux gens de s’impliquer dans l’entreprise comme des personnes à part entière, on les gère ensuite comme des individus (avec des indicateurs centrés sur la performance mesurable individuellement, au mépris de l’aspect relationnel de la vie en entreprise, si décisif pour l’épanouissement de la personne – et aussi pour l’efficacité collective).

Le deuxième groupe (piloté par François Eymard-Duvernay, de l’université Paris Ouest) a regardé l’entreprise comme un dispositif de valorisations croisées : évaluation du travail par le management, évaluation des produits par les consommateurs, évaluation de l’entreprise par le marché financier, etc.. Ici la grande déformation a pris la forme la plus évidente d’une prééminence exclusive de l’évaluation financière.

Le troisième groupe (piloté par Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, de l’Ecole des Mines) a étudié l’entreprise comme un dispositif d’action/création collective. L’entreprise est une entité historique d’une très grande complexité, mal encadrée par le droit : l’entreprise ne dispose pour sa concrétisation juridique que de deux supports contractuels : le contrat de société (cf les actionnaires par exemple) et le contrat de travail (liant les employés et la société). Il faut rappeler ici que l’entreprise n’est pas directement reconnue en droit : seule existe (au sens de seule la personnalité morale) la société. Les entreprises se sont formidablement développées, sans que soit créé un support contractuel qui en marque la spécificité. Il reste à inventer un troisième type de contrat juridique pour caractériser ce qui fait la singularité des entreprises. Historiquement, la fonction managériale était le chaînon manquant qui permettait de faire fonctionner l’organisation dans son ensemble. Henri Fayol le dit bien lorsqu’il indique que le manager doit créer la motivation et faire en sorte que toute l’entreprise marche ensemble. Depuis une quarantaine d’années, le management ne peut plus tenir ce rôle.

Le quatrième groupe (piloté par Jean-Philippe Robé, avocat aux barreaux de Paris et de New York) s’est intéressé à l’entreprise comme dispositif de pouvoir privé. Les grandes entreprises peuvent être plus puissantes que les Etats, dans la mesure où elles ne sont plus nécessairement attachées à un territoire national, à la différence des Etats. Ce constat donne une très grande importance à l’environnement normatif international. Les multinationales existent depuis très longtemps, mais dans les années cinquante, General Motors n’aurait pas pu mettre son siège n’importe où, alors que c’est possible aujourd’hui. Les entreprises peuvent mettre en concurrence les Etats en choisissant ceux qui offrent les contraintes les plus légères, ce qui engendre une course vers le moins-disant, au nom de la compétitivité.

A l’issue des travaux de ces quatre groupes, nous sommes arrivés collectivement à la conclusion que l’entreprise n’appartient à personne, de même que les Etats ne sont la propriété de personne. Notre intuition est que ce « trou noir » disparaîtra (tout comme il a disparu pour l’Etat) quand on aura pris conscience que l’entreprise est en réalité une entité politique originale mais qui n’est pas constituée comme telle par l’économie et le droit. Les propositions qui ont été explorées dans ces quatre groupes ont en commun de commencer à donner corps à cette intuition : refonder une pensée non individualiste de l’entreprise, renforcer le pouvoir de valorisation du travail, restaurer l’autonomie du management par rapport à la finance, et soumettre le pouvoir des entreprises multinationales à des principes constitutionnels d’un type nouveau.

Précisez-nous ce qu’est cette « grande déformation » de l’entreprise…

Olivier Favereau : Après trente ou quarante ans de financiarisation, dans un contexte de mondialisation, on est confronté à un risque de destruction de l’entreprise. Ce risque est intimement lié au présupposé sur la notion de propriété, consacré académiquement par deux théories économiques : la théorie de la « valeur actionnariale », qui semble justifier totalement que l’entreprise soit la « chose » des actionnaires, dont ils peuvent disposer, à leur gré, au nom du principe sacré de la propriété privée. Et la « théorie de l’agence », qui fait des managers les agents des actionnaires.

Hier source de progrès technique et économique, autant que de promotion sociale, la grande entreprise est aujourd’hui conçue et organisée comme un instrument financier au seul service des actionnaires, avec pour effet d’inverser ses propriétés précédentes : elle devient de façon très générale source d’insécurité professionnelle pour les salariés, dans certains cas, le lieu d’un management dangereux pour la santé physique et psychique des personnels, et, par ailleurs, s’agissant des firmes pluri-nationales, source d’un pouvoir privé, supra-national, organisant la compétition entre Etats, et provoquant une tendance régressive par rapport aux grands acquis de la protection sociale. Le phénomène a suffisamment d’ampleur (même si celle-ci est variable selon les pays et les firmes) pour que l’on puisse parler d’une « grande déformation », par référence à l’ouvrage classique de Karl Polanyi intitulé « La grande transformation ». De multiples études qualitatives et quantitatives confirment que, depuis le tournant des années 80-90, la financiarisation des modes de gouvernance, d’évaluation, et de gestion, dans les grandes entreprises, structurées autour de sociétés cotées, a freiné les tendances managérialistes, participatives et modernisatrices des années 60-70, contribuant à une explosion des inégalités, à une défiance sans précédent vis-à-vis de l’entreprise et, pour finir, à la crise économique la plus grave depuis 1929.

Armand Hatchuel : Jusqu’aux années 1980, l’entreprise se constitue surtout autour de la relation entre le manager et le salarié, notamment avec le développement des recherches en gestion (ou en management) et grâce au droit du travail, qui mobilisera explicitement les notions d’entreprise, d’organisation, d’intérêt de l’entreprise, d’unité économique et sociale etc. Les actionnaires apparaissent alors assez éloignés de l’entreprise. La « grande déformation » correspond à une reprise en main (et en droit ?) de l’entreprise par la société de capitaux. Ce mouvement va impulser des normes internationales sous le nom de la « corporate governance », qui occulte la relation manager-salarié au bénéfice de la relation actionnaire-manager. En outre, l’actionnaire y est vu comme fondé à aligner les managers sur ses seuls intérêts. Ce tournant, et le fait que le droit n’interdise pas une telle interprétation, expliquent que les actionnaires puissent se comporter et se considérer comme les propriétaires de l’entreprise, puisqu’ils sont propriétaires de ses actions. Cette vision ne s’explique ni ne se justifie en droit. Mais la propriété des actions et le droit de nommer les dirigeants semblent leur donner le statut de propriétaire dans les faits.

L’absence de définition de l’entreprise fait alterner sa conception dominante, selon les époques, entre deux positions, aussi mal équipées l’une que l’autre au plan théorique, pour décrire l’entreprise dans toute sa complexité : l’une centrée sur la relation manager/salarié (typique du Fordisme), l’autre sur la relation actionnaire/ manager (typique du néo-libéralisme). Le résultat est un flottement quasi ontologique sur les critères distinctifs de l’entreprise (le risque partagé, la recherche du profit, la fourniture d’emploi, l’unité de pouvoir de direction…), flottement encore aggravé par le fait que, dans le langage ordinaire, le terme d’entreprise recouvre aussi bien les activités des artisans (« micro-entreprises ») que celles des grands groupes multinationaux.

Quelles sont les conséquences pour le management ?

Olivier Favereau: Alors qu’à la fin du 19ème siècle, le management avait pris son autonomie par rapport au capital, à partir des années 70 le management va se trouver happé par le capital et se détacher progressivement du travail, revenant ainsi sur le compromis fordiste, lui-même fondé intellectuellement sur l’analyse de la crise de 1929 par Keynes.

En 1970, dans un très influent article du New York Times, Milton Friedman exprime ce qui deviendra la nouvelle sagesse conventionnelle : « l’entreprise appartient aux actionnaires, et la seule responsabilité sociale des patrons est de faire des profits ». Les managers se sont vus confier un capital par ses propriétaires, les actionnaires, et il convient de s’assurer qu’ils le gèrent au mieux des intérêts de ceux-ci. La « théorie de l’agence » découle de ce constat : comment aligner les intérêts des managers sur ceux des actionnaires ? La solution a été trouvée avec les stock options, et des managers sont devenus les mercenaires zélés du capital, s’éloignant (n’en déplaise aux discours convenus) de la figure historique du « chef d’entreprise ».

Armand Hatchuel : A la fin du 19ème siècle, la situation était totalement inverse. La pensée dominante était de dire que si les propriétaires de capitaux se mêlaient de la gestion des entreprises, ce serait la catastrophe, comme l’expose Henri Fayol dans son œuvre. La « grande déformation » de l’entreprise a donc bien eu de grandes répercussions sur le management. Elle a entrainé une tendance à l’individualisation des salaires et une décomposition de l’entreprise qui permettait d’identifier la contribution de chacun au profit. Or, l’efficacité vient essentiellement de la coopération. La « grande déformation » a donc engendré une perte du sens du travail. Elle a conduit à une balkanisation de l’entreprise.

L’entreprise reste aujourd’hui un objet politique et juridique non identifié. Comment l’entreprise pourrait-elle évoluer ?

Armand Hatchuel : Chaque invention sociale implique une innovation politique, comme ce fut le cas pour le médecin, tenu au secret, ce qui était contraire aux relations sociales dans les sociétés antiques. L’invention sociale du médecin a impliqué l’invention du serment d’Hippocrate. C’est un peu la même chose pour l’entreprise. Il y a un important décalage temporel entre l’invention sociale qu’est l’entreprise et l’invention d’une nouvelle forme politique et juridique pour la régir.

Il faut donc inventer aujourd’hui une nouvelle forme politique et juridique pour faire fonctionner l’entreprise. Et pour cela, il faut que les salariés aient le droit de critique, il faut encourager toutes les formes de droit d’alerte. Pour ce faire, on pourrait par exemple instaurer des formes de gestion démocratique, adaptées à l’entreprise, assurant au dirigeant une légitimité et un mandat partagé par les parties prenantes, et permettant aussi d’associer ces collectifs aux processus d’évaluation des personnels, tout en les dotant d’un pouvoir d’évaluation de l’entreprise elle-même.

Pour l’instant, il existe deux formes de contrats juridiques : les contrats de travail et les contrats de société. Il faudrait en inventer un troisième, qui s’occuperait du statut même de l’entreprise. Par exemple, l’entreprise pourrait alors passer un contrat avec les actionnaires. Les actionnaires ont été transformés en personne morale. Il faudrait que les salariés deviennent aussi une personne morale pour pouvoir négocier avec eux. Pour le dire autrement, on pourrait instituer un contrat d’entreprise différent du contrat de société et du contrat de travail qui permettrait a ceux qui le souhaitent de fonder une solidarité nouvelle entre des actionnaires et des salariés (et d’autres parties prenantes) qui acceptent un engagement pour une création collective et solidaire à moyen et long terme.

Actuellement, avec la « grande déformation » de l’entreprise, les systèmes comptables sont eux aussi très déformés et faits presque uniquement pour les actionnaires. Il faudrait doubler ces systèmes comptables d’une comptabilité plus sociale effectuée par d’autres auditeurs. Quand une entreprise devient « verte », il faudrait que cela soit acceptable pour les actionnaires même si cela coûte cher. Mais pourtant, dans la très grande majorité des cas, seul le critère financier importe, même si les choses sont sans doute en train d’évoluer. Par exemple, l’entreprise de glaces américaine « Ben and Jerry » ne voulait pas être rachetée par Unilever ,qui n’avait pas le même engagement écologique. Ce qui n’a pas empêché leur rachat, au prix d’une bataille juridique cependant.

On pourrait également imaginer que la rémunération des dirigeants s’établisse en fonction de ces systèmes comptables annexes. Dans le nouveau système que nous préconisons, un dirigeant ne pourrait être jugé sur un seul critère. Il faudrait en réalité inventer un nouveau statut de dirigeant. Le débat actuel qui tourne autour de la hauteur de la rémunération des dirigeants est bien trop réducteur. On pourrait ainsi envisager de restaurer la mission, la latitude et le statut du chef d’entreprise en réaffirmant la notion de pouvoir habilité : un pouvoir ne représentant pas les seuls actionnaires, et dont la tâche est de créer et développer des « biens » et des « potentiels » collectifs (au niveau des personnes, des capitaux, des territoires, etc.…). Tout système d’incitation du dirigeant qui ne prendrait en compte que l’une des parties de l’entreprise devrait être exclu.

Quelles réformes pourrait-on envisager pour le management ?

Armand Hatchuel : Pour réformer le management, il faut préalablement redéfinir les rapports entre les actionnaires et l’entreprise. La possibilité d’avoir un titre liquide ne devrait pas donner les mêmes droits que les titres qui engagent les actionnaires sur plusieurs années. Il faudrait qu’il y ait plusieurs types d’actions. On pourrait aussi penser à exercer un contrôle social des stocks options et surtout bien sûr, il faudrait que la lutte contre les paradis fiscaux soit effective.

Entre 2000 et 2008, les bénéfices des entreprises ont été utilisées principalement pour des rachats d’actions. Durant cette période, à Wall Street, les rachats d’action ont été plus importants que les émissions d’actions. Ces mécanismes largement ignorés ont surtout permis aux patrons de se payer plus.

La crise de 2008 est avant tout une crise du management bancaire : à partir du milieu des années 90, la banque s’est organisée autour de l’idée que le système de gestion pour l’actionnaire permettra la régulation. Les banques ont donc sans cesse accentué la prise de risques pour satisfaire les actionnaires jusqu’à la fin de l’été 2008.

Olivier Favereau : L’enjeu est finalement de trouver une nouvelle articulation politique entre le pouvoir des Etats et celui des entreprises. Au-delà de ce qui concerne l’espace national, il s’agit d’envisager un processus de légitimation par limitation du pouvoir des entreprises pluri-nationales, que l’on doit intellectuellement rapprocher du processus de constitutionnalisation, qui a affecté les Etats Européens, à partir du 18ème siècle. Il faut développer des normes procédurales permettant de responsabiliser l’exercice des pouvoirs d’entreprise, notamment par l’internalisation des externalités sur une échelle de phénomènes et un espace géographique plus larges qu’aujourd’hui.

Cela passe par des « macro-dispositifs », comme la lutte contre les abus dans la construction et le transfert des personnes morales d’un Etat à l’autre, ou, plus important encore, par une lutte sans merci contre les paradis fiscaux.

Mais cela va passer aussi et surtout (vu la difficulté de l’action concertée entre Etats) par des « micro-dispositifs », issus de la pression des clients, des donneurs d’ordre, des groupes d’opinion, des ONG, etc.., avec sans doute un recours croissant aux juges. Quelquefois, ce ne sera pas nécessaire : ainsi Barack Obama a empêché BP de distribuer des dividendes après la marée noire en Louisiane, et on peut compter sur l’intérêt bien compris des compagnies d’assurance pour imposer désormais des normes extrêmement sévères aux géants de l’exploitation pétrolière offshore. Cela dit, on peut anticiper/espérer la multiplication d’organisations non gouvernementales qui surveilleraient les bonnes pratiques légales, à côté de celles qui se chargeraient de donner une image négative des produits de l’entreprise défaillante.