Dans un article publié dans la revue en ligne Metis, vous avez témoigné d’un usage du religieux en entreprise, dans le management de la qualité notamment.

Cela remonte à fin 1988, lorsque je rejoins la fonction RH d’un constructeur automobile. Sans bien le savoir, je rencontre alors une entreprise en proie au doute. Malgré sa compétence technique reconnue (elle détient à cette époque des records de niveaux d’automatisation en production), la qualité des ses produits est insuffisante, ses parts de marché s’effritent. Le péril est extérieur (le Japon), mais l’ennemi désigné est aussi intérieur.

L’incompréhension sur les raisons de ces difficultés et l’inquiétude sur la pérennité de l’entreprise (encore communautaire) l’ont fait se mobiliser déjà vers différentes formes d’innovations ; sur ses gammes de produit, sur l’organisation de la production et de la conception (par la gestion par projet notamment). Cela ne suffit pas, elle se tourne alors vers la Qualité Totale.

C’est ainsi que, à peine intégré, je suis convoqué avec plusieurs centaines de collègues cadres dans un hangar Porte de Versailles. Nous étions réunis, en formation professionnelle continue, pour entendre la révélation des « secrets du management tel qu’il est pratiqué au Japon ». Maître Mazaaki Imai, dans un globish rendu aisément compréhensible par la vertu d’un vocabulaire réduit, nous transmit alors les préceptes du Kaizen ou continual improvement.

J’y appris que le référent ultime de mon monde était le client final. Pas de problème, le passage d’une économie de l’offre à une économie de la demande était déjà largement engagé, sanctionnant la victoire du client sur le producteur. Rassuré, j’ai pu constater que la pente de l’histoire restait orientée de la gauche (connotée négativement) vers la droite (le bien).

Rémanence des formes encore, l’effort de chacun pour tourner le dos au « côté obscur de la force » s’apparentait toujours à celui de Sisyphe. Il s’agissait de pousser la roue de Deming selon l’ordre des choses (le Plan Do Check Act), du bas (l’enfer de la non qualité) vers le haut, le lieu habituel de la parousie ; les cieux ou les lendemains qui chantent, soit « la compétitivité durable réalisée ». L’espérance, sinon d’y parvenir, était au moins d’être sauvé, à condition de ne jamais abandonner la quête de la Qualité Totale ! Pour cela, il fallait « refermer les sommets » de la trinité du QCD (Qualité, Coût, Délai). Pour nous y aider, les sept anciens et les sept nouveaux outils de la qualité étaient à notre disposition… Le mariage de l’ancien et du nouveau, la pyramide inversée, la roue, le triangle enchâssé dans un cercle, le chiffre 7 ! Médusé, je guettais autour de moi des ricanements, des protestations voire des signes de rébellion des anciens de la maison réputés pour leur bon sens et leur formation quasi exclusivement scientifique. Rien.

Pourquoi l’entreprise recourait-elle à cet habillage religieux ?

Pour moi, à ce moment-là, cet usage n’était encore que de l’ordre de la métaphore. C’est un habillage qui se voulait d’abord pédagogique, mais certainement déjà pour exorciser la peur de l’entreprise et dans l’entreprise. Le Kaizen, au-delà de ses apports techniques, était aussi présenté comme une promesse. Or, la peur et l’espérance de son dépassement sont des « motifs à l’action » : une motivation. Fondée ou non, la peur est un argument pour mobiliser, pour changer… C’était bien plus une émotion qu’une raison qui était mobilisée au profit d’une recherche d’adhésion collective. Le projet qualité revendiquait une rationalité, mais endossait toute les formes d’un acte de foi.

Dix ans plus tard, j’ai retrouvé une autre grande entreprise industrielle, tout aussi réputée pour son excellence scientifique et technique. J’ai pu constater cette fois que l’usage simplement métaphorique du religieux s’était solidifié dans des structures. Il ne s’agissait plus simplement de conjurer la peur mais de fonder des hiérarchies et des légitimités nouvelles. Dans cette seconde entreprise, les disciples militants de la première heure avaient prospéré en église. Tout les accessoires y étaient : sa bible (ISO), son catéchisme (les manuels de la qualité) et ses saints ; Juran, Ishikawa, Pareto, Shingo, Deming ou Gantt…. Des prêtres ordonnés dans toutes les Directions (les correspondants qualité), des confesseurs (les auditeurs agréés), officiaient sous l’autorité d’un évêque (le directeur de la qualité). La structure territoriale était secondée de supplétifs transversaux ; des congrégations (qualiticiens maisons, l’AFCERQ), des moines soldats prosélytes (les consultants) et même des novices (les stagiaires). Outre la structure séculière, les rites collectifs ou individuels étaient bien présents. Pour trouver individuellement et collectivement la voie, des messes solennelles étaient régulièrement organisées bien sûr, mais aussi, la contrition et des exercices spirituels. En cas de manquements aux commandements, de la simple recommandation à la menace d’excommunication, le fautif doit s’amender sous peine d’être mis à l’index jusqu’en Comité de Direction Société pour des DAC majeures (Demandes d’Actions Correctives). En cas de doutes face aux mystères, il faut recourir à la discipline des exercices : « écris ce que tu fais et fais ce qui est écrit », « mesure », « speak with data ». Si cela ne suffit pas « ask why five times » ou encore, « go to genba » ; sur le terrain en anglo-nippon. Et puisque l’humain reste faillible, utilise des « poka yoke » : des « détrompeurs » en japonais de Toyota, ses « empêche-couillons » en français de Billancourt.

Vous insistez sur la relation entre cet usage du religieux et la montée en puissance du management par les normes.

La modernité, l’importance de ce glissement du message sur la qualité, venu d’Amérique via le pays du Soleil Levant, ne m’est pas apparue tout de suite. Dès le dixième slide du volumineux recueil de notre gourou nippon, le message principal était pourtant là : « Management = establish, maintain and improve standards ».

Le formidable mouvement normatif qu’ont porté le courant de la qualité et le néo management, n’est pas seulement le bouquet final d’un taylorisme simplement paré d’habits neufs. Il le dépasse. Le « scientifiquement correct » est débordé par le « toujours mieux ». Le commandement dans la relation de subordination salariale est relayé (transcendé) par l’injonction de se conformer aux normes. Ces normes ne sont plus édictées au nom de la science (relative) ou d’un rapport de force dont la légitimité peut toujours être questionnée. Elles sont imposées au nom de l’intérêt supérieur du client érigé en référent ultime du sens. Chacun est même invité à les élaborer tant il est « évident » que le client/Dieu est incarné en chacun de nous, simple salarié/mortel. Pour rendre plus « sensible » le client final, souvent très loin du poste de travail et largement virtuel, on invente même un oxymore ; le « client interne », avec les fameuses RCF (Relations Clients Fournisseurs).

La première de ces normes, s’agissant de poursuivre une finalité totale, est de tendre à un idéal ; le continual improvement. La notion de Kaizen en évoque bien la dimension mystique (ou mythique). Bien sûr, les salariés ne sont que des hommes et aujourd’hui, des hommes supposés libres. Une dose d’empowerment est donc bienvenue. Mais ils sont libres évidemment d’abord de se conformer à « la » méta norme du management = establish, maintain and improve standards. Au commencement est la norme. Ne fais pas seulement ce qu’il faut, mais toujours mieux, de ton mieux et au mieux. L’appel au leadership, du coup, revient en force. Le pouvoir légal rationnel du responsable hiérarchique ou l’autorité traditionnelle du chef s’effacent. Priment désormais, l’animation managériale et les conseils du « guide » (le coach), pour respecter les injonctions de tous ceux qui peuvent interpréter les oracles (enquêtes qualité) et les signes (marketing) de la volonté de l’Entité externe à l’entreprise qui donne sens à notre existence : le Client. Loué soit son Nom !

L’emprunt à l’imaginaire religieux aurait ainsi été un vecteur de pénétration du client par un management fondé sur des normes plutôt que des règles ?

Certainement, la norme présente bien des avantages pour quelques risques. La règle instrumente la subordination. Elle a démontré sa pertinence pour les activités d’exécution. Elle dit quoi et comment faire, jusque dans le geste opératoire. Par exemple, des règles d’accueil d’un client dans une concession automobile ; le commercial doit s’approcher du client potentiel, de sorte à lui ouvrir la porte en souriant… La règle organise l’obéissance !

S’écartant du modèle militaire, la norme pousse plus loin la prescription et s’avère bien plus pertinente pour réguler les activités intellectuelles, informationnelles et relationnelles. Elle se veut la formulation d’un consensus (au moins une convergence) qui définit à la fois le « normal » et le « bon » (le souhaitable). « On ne contraint pas des cerveaux » ; la norme laisse largement le quoi et le comment à l’initiative et à l’autonomie. Elle propose en général des étapes clés, des outils. Elle explicite souvent les responsabilités des différents acteurs…, mais surtout, elle dit le résultat attendu. Elle intègre des indicateurs quantitatifs et qualitatifs pour l’évaluer dans le sens d’un progrès continu ; par exemple, réaliser les entretiens annuels pour tous les salariés, non pas comme une obligation (comme celle de respecter les limitations de vitesse du code de la route) mais de sorte à contribuer à « une mise à disposition de salariés compétents et motivés ».

Par analogie, il ne s’agit plus simplement d’obéir à l’ordre s’arrêter aux feux rouges ! Il est plutôt question de consentir volontairement une conduite respectueuse des autres usagers, courtoise et apaisée. Les salariés sont ainsi appelés à exploiter leur intelligence, leurs capacités relationnelles et d’initiatives, non seulement pour bien appliquer les règles, mais pour contribuer au résultat, pour adopter les « bonnes pratiques ». L’entreprise sollicite désormais, non seulement des aptitudes ou des capacités durant un temps limité de « mise à disposition de l’employeur », mais la personne toute entière. Elle veut des contributeurs engagés et impliqués. Elle requiert la mise en œuvre de leur liberté, de leur jugement, bref, un « enrôlement de leur subjectivité ». Les salariés y ont trouvé des espaces d’expression et de développement personnel. La recherche de coordinations moins bureaucratiques, l’explicitation des processus dans des domaines flous et évolutifs ainsi que les efforts de mesure ont été évidemment bénéfiques. C’est notamment le cas pour des activités de services. Toujours coproduites, fondées sur une « qualité perçue », elles traitent de matières vivantes et versatiles ; l’humain, avec l’informationnel et le relationnel. La performance est au prix d’une implication intelligente des producteurs de l’immatériel. La norme en est un outil puissant mais la norme présente aussi des risques que les entreprises rencontrent également.

Quels sont les risques nouveaux que porte la généralisation d’un management par les normes ?

J’en vois essentiellement trois très différents. C’est d’abord un risque d’hypertrophie et d’envahissement. Durant ma seconde expérience comme responsable RH en entreprise, en 2005, il a fallu ainsi une « Réforme » pour faire retomber déjà la documentation qualité à une proportion plus raisonnable d’une procédure pour deux salariés. Le référentiel des procédures (en arborescence à quatre niveaux informatisés!) comptait bientôt en effet (avant la V.2000) plus de procédures rédigées qu’il n’y avait de salariés dans toute l’entreprise.

Devenu modeste nobliau dans la fonction RH, j’ai pu constater le poids que ces rites et cette normativité avaient pris sur les définitions de fonction et sur l’activité quotidienne. Dans une religion d’Etat, les hiérarchies de robes (fonctionnels) ou d’épées (opérationnels) n’échappent pas à l’obligation d’y participer. J’étais moi-même un peu « diacre », sur le ministère institué de « garant délégué » de quelques processus RH. Mon agenda, mon disque dur en étaient envahis. Mon activité et celle de mes collaborateurs connaissaient ainsi des cycles en partie rythmés par les « revues qualité » et les audits. Le Nirvâna de ce monde nous apparu lorsque nous atteignîmes un sommet ; le moment vint en effet où nous fûmes appelés à améliorer (sur une échelle de un à cinq) les indicateurs de progrès du processus visant à améliorer la qualité du processus de gestion de nos processus ! La boucle était bouclée. Nos spécialistes de la qualité étaient mûrs pour la réincarnation et ne tardèrent d’ailleurs pas à aller porter la bonne nouvelle en terres de missions ; les fournisseurs et les sous-traitants. Dans un premier temps, la conversion de ceux-ci était facultative. Depuis, la grâce de la certification (baptême ?) est devenue la condition sine qua non de l’agrément de la Direction des Achats !

C’est ensuite et surtout le risque d’une banalisation de la transgression. En effet, la norme combine une tension sur des finalités totales avec la prescription de comportements individuels idéaux. Une science peut en dépasser une autre ; la « one best way » d’un instant t peut être améliorée par une autre en t+1. Il est bien plus difficile de supporter et de remettre en cause l’exigence infinie d’un idéal normatif de comportement, pour satisfaire une (et en fait plusieurs) entité(s) externe(s), totale(s) et abstraite(s) ; le client, mais aussi maintenant l’actionnaire, voire l’environnement…

L’entreprise reste un univers hiérarchisé. Le contrat de travail est toujours construit sur un rapport de subordination. Contourner des règles vécues comme incohérentes ou « imbéciles » est possible sans développer un sentiment de culpabilité. C’est une question de rapport de force et de mobilisation d’un « contre-pouvoir ». C’est une résistance d’autant plus légitime qu’elle est menée de manière collective.

Le risque d’enfreindre une règle est objectif : ce sont les sanctions prévues. Déroger à des normes, tout à la fois idéales et « morales » (les pratiques de référence ne sont-elles pas réputées « bonnes » ?) relève de la faute, de l’anormalité, de la culpabilité individuelle. C’est d’autant plus difficile qu’on en est parfois soi-même co-auteur, que le salarié est poussé souvent à « se mettre lui-même dans la seringue ». La norme prescrit, non plus l’obéissance, mais une conformité, y compris à soi-même. Au-delà du « c’est comme ça ! », elle vise l’adhésion par une intériorisation individuelle : « ce que vous savez être le mieux ! » La règle exige l’obéissance et s’impose verticalement. La norme est « totalisante » et contraint de l’intérieur. L’enfreindre est transgression sur un mode individuel. A chaque fois qu’elle n’est pas applicable et que le management ne peut pas ou ne veut pas intervenir, la norme ne laisse au salarié « autonome et responsable » que le choix de la faute, pas seulement de l’erreur ou de l’insuffisance. Toute innovation comporte son risque. Forte de son succès, en même temps qu’elle s’accroît exponentiellement, l’extension du management par la norme expose à un recours quotidien et banalisé à la transgression ; et cela, toujours « pour faire tourner la boutique », malgré les injonctions contradictoires permanentes.

C’est enfin un risque d’isolement du salarié. Son chef se retranche bien plus aisément derrière des normes (totales) qui s’imposent à lui tout autant que derrière des règles que l’on peut toujours techniquement adapter. Du coup, c’est aux salariés eux-mêmes, privés de bureaucratie mais sur-dotés en normes, que revient de plus en plus l’obligation de faire face seuls aux difficultés des relations internes et externes. C’est au personnel de traiter en direct des attentes des clients en face to face et en real time. C’est encore aux professionnels de pallier eux-mêmes la désorganisation de structures sans cesse mouvantes. Responsabilisés, les salariés de tous niveaux doivent composer, sans toujours disposer des moyens, avec ce qu’ils vivent comme une défausse de leurs hiérarchies s’agissant d’arbitrer. Ces dernières se contenteraient souvent de prescrire, puis de transmettre : « vous connaissez les clients ! » Rien n’est plus de leur faute : « on est mal entouré… »

En recourant à la norme sans suffisamment de précautions, l’entreprise contribue elle-même à diffuser l’angoisse du risque. L’autonomie dont le salarié est appelé à faire usage, y compris en transgressant, devient alors un « lâchage dans le néant sidéral » de la responsabilité de l’organisation. L’autonomie et l’initiative peuvent même être invoquées à charge de la preuve de la culpabilité du lampiste qui croyait « faire au mieux ». Et l’on retrouve alors ce qui est devenu un gimmick de l’année 2008 : « Face, je gagne, pile tu perds ».

Vous dîtes vous-même qu’après tout, c’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes et on peut faire de grandes choses à l’aide de théories fausses. Pourquoi ne pas recourir à cet imaginaire si c’est efficace ?

Peut-être parce que je conçois le métier des Ressources Humaines comme une mobilisation des sciences sociales et du professionnalisme pour une promotion de capacités d’acteurs performantes pour l’entreprise. Masquer la domination et l’ignorance derrière la figure d’une divinité et la promesse d’un paradis n’est pas ce qui me paraît le plus intéressant de la dimension spirituelle de la vie personnelle ou en société. Ensuite et surtout, parce que la banalisation de la transgression présente à son tour des risques, en commençant par la déception. Dans une belle formule, David Lodge (Jeux de maux, roman, 1980) exprimait ainsi le problème de toutes les religions : « quand on n’a plus peur de l’enfer, on a moins besoin de Dieu ». Le deal en entreprise « conformité/fidélité contre sécurité » est brisé. La promesse de la survie de l’organisation et de la pérennité de l’emploi n’est plus crédible, même avec de la qualité ou des résultats financiers positifs. La confiance vis-à-vis des clercs est entamée. L’enfer du chômage et de la crise (énergies, finances…) est déjà là, qu’on le vive comme relevant des forces de la nature et du destin ou comme le résultat consternant de l’irresponsabilité et de l’incompétence des élites. Mais quand le mal est là et quand la consolation de la religion n’y suffit plus, la peur resurgit de plus belle. Sur la durée, la souffrance relaye la peur. Pour réactiver la Foi, il ne suffira pas d’invoquer de nouveaux démons (la concurrence chinoise ?) ou de remettre cent sous dans la machine à rêve avec la « nouvelle frontière de la RSE » par exemple, si sympathique soit-elle.

Lorsque le sentiment s’installe que même les dirigeants donnent des signes d’impuissance et d’incohérence, comment ne pas redouter la désillusion, le retour de la peur et le développement du cynisme ? Comment ne pas penser aujourd’hui à tous ceux dont le stress débouche sur des pathologies ? Comment ne pas voir les quelques-uns qui sont tentés par la rébellion ? Comment ignorer la grande partie de ces cadres dont on dit qu’ils sont fatigués ? Comment ne pas s’inquiéter de l’enquête récente de l’ANDRH sur le stress qui souligne que « c’est la réalisation même du travail au sein de l’entreprise qui en est la principale cause », avec comme conséquences (dans l’ordre selon les DRH interrogés) « une démotivation des équipes, le développement de relations conflictuelles et de l’absentéisme » ?

Avez-vous repéré des pistes aujourd’hui d’une meilleure maîtrise de ces risques ?

Là encore, j’en vois de trois types.

La normativité est un progrès. Il n’est pas question de rêver à un quelconque retour au passé de la règle et de l’autoritarisme, quand bien même ce passé réservait des formes de protection pour les salariés. Mais c’est un progrès qui exige des précautions managériales pour contrer la tendance au « travailleur solitaire », au « travailler ensemble séparément ». Il faut tout d’abord construire un consensus préalable à la norme entre l’entreprise et les salariés concernés. Même si la norme intègre des possibilités d’adaptation, même si elle fait appel aux capacités de jugement et d’appréciation des salariés dans sa mise en œuvre, la norme est d’abord une manière de construire l’activité par le résultat. Elle exige une compréhension, un accord de fond sur ce que « ce résultat attendu » doit être. Elle suppose donc un accord, dont on voit bien la portée politique et la dimension conflictuelle, sur la définition de la performance à tous les niveaux : la performance pour qui et pour quoi. Ensuite, la norme met le salarié en position de décider au-delà de ses capacités ou de ses connaissances pour composer avec les aléas et l’ambivalence des situations confrontées à des objectifs parfois contradictoires. Dans ces situations, le salarié doit pouvoir accéder à des arbitrages managériaux. Sinon, ou il y a blocage (que l’on pourra reprocher au salarié), ou la prise de risque (apanage en principe de l’employeur) est reportée sur le salarié. Dans la vraie vie, les « chefs » n’ont pas toujours le temps et la compétence pour répondre, aussi bien au coup par coup que par un dialogue sur la déclinaison des objectifs et leurs contradictions. À défaut d’arbitrage, il faut que le salarié puisse confronter solidairement ses décisions, au besoin et a minima avec ses pairs, en cas de conflits avec et/ou entre les normes.

Conduire l’action, en situation d’incertitudes et de conflits d’objectifs nécessite la reconnaissance et l’aménagement d’un droit réel et d’espaces pour des « controverses professionnelles »… Faute de réunir ces conditions, le salarié autonome et responsable est nécessairement confronté à des injonctions contradictoires. Il est seul, voire isolé. Il est condamné à la culpabilité individuelle d’autant plus qu’il est responsable et qu’il a souvent revendiqué lui-même de l’être.

À un deuxième niveau, sur la durée de la vie professionnelle, le risque et l’incertitude désormais incontournables doivent trouver un minimum de contreparties en termes de reconnaissance et de sécurisation des parcours individuels.

Le deal « obéissance et fidélité contre sécurité et carrière », exclusivement assumé au sein d’une même entreprise, n’est plus ni réel, ni crédible. Le modèle de l’entreprise communautaire, même si il n’a été effectif et répandu que dans les grandes entreprises, a vécu. Il laisse place à des structures mouvantes, des employeurs volatiles, des organisations sans cesse changeantes parce que flexibles que d’ailleurs les petites entreprises connaissent depuis longtemps. L’entreprise ne peut plus être le principal élément de repère et de sécurité, en tout cas pas le seul. C’est de moins en moins l’entreprise qui peut « gérer » la carrière et l’employabilité, même si elle y a sa responsabilité propre (voir l’Accord national interprofessionnel de novembre dernier sur la GPEC et les enjeux sur la formation professionnelle).

Il faut donc penser et faire vivre des dispositifs qui débordent les entreprises, intègrent les périodes de transition entre deux « emplois », recouvrent les situations de subordination salariale mais également les situations de dépendance économique. L’approche territoriale de la gestion de l’emploi en fait partie. Les dispositifs de protection sociale, des droits individuels, donc transférables, de la formation, un droit au parcours professionnel… se cherchent déjà sur ces enjeux. Le fait que les discussions sur la formation professionnelle intègrent les régions, l’éducation nationale, les partenaires sociaux (les branches à travers la question des OPCA), la DGEFP sous la tutelle des Finances… est un symptôme intéressant de cet enjeu.

À un troisième niveau, nous n’éviterons pas la nécessité de remettre sur l’ouvrage notre compréhension de ce que le travail lui-même est devenu ; un travail intellectuel tourné vers une production elle-même immatérielle pour l’essentiel. Un travail informationnel et communicationnel. Un travail, on l’a vu, qui exige intelligence, engagement et autonomie du travailleur, mais également des contreparties d’une sécurité, même relative. Un travail dont la mesure n’est évidemment plus le temps. Un travail dont la productivité est d’abord le résultat d’une transformation d’informations, de processus cognitifs et donc, largement l’affaire du salarié lui-même en interaction avec d’autres. Un travail qui ne peut être contraint aisément de l’extérieur, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’organisation n’y est pour rien. Comme les sociologues nous l’indiquent, dans la foulée de Norbert Elias ou plus récemment d’Alain Ehrenberg, l’exigence d’une société d’individus ne veut pas dire la possibilité d’individus privés de société. Il faudra bien que l’on invente des entreprises d’individus mais pour une production efficace, c’est-à-dire une œuvre collective, avec des socles fondés sur des collectifs. Bref, il nous faut inventer rien de moins que de nouveaux espaces de socialisation dans le travail et par le travail.