Son prétendu libéralisme, en premier lieu. Les partisans du non ont beau jeu de le dénoncer, mais ils oublient curieusement de préciser que les articles incriminés (dans la partie III notamment) sont tous issus des traités antérieurs. Traités qui resteraient en vigueur si le texte était refusé… Les apports de cette Constitution sont précisément destinés à encadrer politiquement et à structurer socialement l’Europe du libre-échange qui s’est construite du Traité de Rome à celui de Maastricht. Ces apports politiques et sociaux, il a fallu les négocier pied à pied, construire des compromis, élaborer des positions communes. Il serait illusoire de croire qu’avec les gouvernements actuellement en place en Europe, on obtiendrait un texte plus favorable. Bien au contraire : Berlusconi et ses alliés libéraux auraient dorénavant le renfort de certains de leurs homologues des nouveaux pays membres, comme l’ultralibéral président tchèque, Vaclav Klaus, qui milite ardemment pour le non.

La forte dimension sociale donnée à la Constitution n’est pas tombée du ciel, elle a été conquise de haute lutte, grâce notamment à la pression constante de la Confédération européenne des syndicats qui est intervenue à de nombreuses reprises auprès de la Convention. Cette pression a permis par exemple de donner à la Charte des droits fondamentaux une valeur contraignante ; lors de la conférence intergouvernementale qui a donné lieu au traité de Nice, en 1999, plusieurs Etats s’y étaient opposés, et la Charte, cet outil si précieux pour les travailleurs européens, était restée une déclaration de bonnes intentions, sans valeur juridique. Les partisans du « non » souhaitent-ils qu’elle le demeure ? Vaclav Klaus, lui, le voudrait bien.

Une Constitution, ce n’est ni plus ni moins que les règles du jeu. Celles-ci ne préjugent en rien des politiques mises en œuvre, qui dépendront avant tout de l’équilibre politique européen. Dans une Europe économiquement très disparate, la Constitution a le mérite d’affirmer des normes sociales de haut niveau, sans lesquelles on en resterait à la « concurrence libre et non faussée » qui, entre les pays de développement équivalent qui ont construit la première Europe, ne risquait pas de dégénérer en course au moins-disant social. On a reproché à la Constitution de ne rien faire contre les délocalisations, voire de les encourager ; mais en quoi ? Il faudrait au contraire souligner l’homogénéité qu’elle contribue à tisser en termes de droits sociaux. Que peut-elle faire de plus ? Légiférer sur le Smic letton ? Interdire les investissements directs dans les nouveaux pays membres, alors que les entreprises européennes conserveront le droit de s’implanter en Chine ? Soyons raisonnables ! Pour sa part, notre Constitution française n’en dit rien !

Les précédents traités n’évoquaient même pas le modèle social européen ; la Constitution, non seulement en fait un de ses mots-clés, mais elle contribue à lui donner des bases solides. Elle fonde le développement durable de l’Europe sur « une économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein emploi et au progrès social ». Belle feuille de route, qui reçoit notre plein soutien. Les politiques communautaires se voient doter d’une « clause sociale » et d’objectifs de progrès social jusqu’alors absents, juridiquement en tout cas, du dispositif institutionnel européen. A la Commission, cela va renforcer les services en charge du social, face à leurs homologues de la concurrence.

En instituant un cadre juridique à l’organisation du travail en Europe, le traité contribue efficacement à une harmonisation par le haut. La Constitution ne nous fera pas perdre nos droits : imagine-t-on que nous allons passer aux 48 heures parce que c’est la durée légale maximum du travail en Europe ? C’est faire bien peu de confiance aux syndicats que d’imaginer dans ce mouvement d’harmonisation le début d’un recul social. Et c’est tromper les travailleurs français sur leur véritable intérêt : ils ont plus à gagner en donnant à leurs camarades polonais les moyens de conquérir des droits nouveaux qu’en laissant sans régulation sociale le grand marché institué par l’Acte unique de 1986 et pérennisé à Maastricht. L’élargissement a eu lieu, l’harmonisation se fera. Elle peut se faire par le bas, si nous laissons l’économie en être le seul moteur ; la Constitution nous donne au contraire les moyens d’une libre circulation des droits. Ce n’est pas seulement l’intérêt des travailleurs polonais qui est en jeu, c’est aussi le nôtre.

D’aucuns, les mêmes d’ailleurs qui déplorent la longueur excessive du traité, se plaignent de son imprécision. Mais la Constitution ne saurait être aussi précise qu’une loi : elle donne un cadre, indique des orientations, des principes. Elle institue les règles du jeu ; aux joueurs, ensuite, de se lancer dans la partie. Or, dans le jeu complexe du social, du politique et de l’économique dont la Constitution écrit les règles, les syndicats se voient attribuer une place de choix : le sommet social tripartite pour la croissance et l’emploi, l’affirmation des droits syndicaux et l’encouragement aux négociations européennes font du syndicalisme un acteur phare de la gouvernance européenne, du dialogue social autonome une règle du jeu majeure. Que les opposants français au traité refusent de le voir – je parle bien sûr de ceux qui se classent à gauche – n’a rien de bien étonnant : car eux-mêmes n’ont jamais reconnu une telle place au mouvement syndical, persuadés d’être les dépositaires exclusifs d’un progrès social que seules pouvaient faire advenir la voie législative et la main bienveillante d’un Etat tout-puissant. Ce jacobinisme exacerbé a beau montrer constamment ses limites, il n’en a pas moins la peau dure ; de sorte que toute proposition privilégiant la négociation entre partenaires sociaux est immédiatement qualifiée de libérale ! Or, ce n’est pas de libéralisme qu’il s’agit, mais de démocratie sociale. Demandez à nos camarades allemands ou scandinaves, mais aussi italiens, ce qu’ils en pensent : les travailleurs ne sont jamais si bien défendus que par leurs représentants. Le véritable modèle social européen se trouve dans l’autonomie des partenaires sociaux et la force des syndicats, non dans le recours constant à l’Etat. Le social ne se décrète pas, il se négocie, entre partenaires responsables et capables de s’engager.

Les Etats, précisément, n’ont pas toujours joué très honnêtement leur partition européenne, acceptant souvent à Bruxelles ce qu’ils qualifiaient ensuite, à Paris ou à Londres, de diktat communautaire, quand ils ne confiaient pas à une Commission fort peu contrôlée le soin de prendre des décisions désagréables. Le pouvoir européen se partage pour le moment entre le Conseil et la Commission, dans un équilibre politique qui ne fait pas suffisamment de place au Parlement. La Constitution constitue à cet égard un pas décisif, non seulement parce qu’elle donne corps à un véritable exécutif européen, mais parce que le Parlement s’y voit conforté dans son pouvoir de contrôle et surtout d’initiative. Le Parlement, c’est-à-dire l’espace de la délibération publique, de la confrontation ouverte des opinions et de la construction démocratique de l’intérêt général. Les peuples reprennent la parole.

Les citoyens eux-mêmes sont invités à se faire partie prenante, avec le droit d’initiative populaire qui permet à un million de personnes de soumettre officiellement une proposition à la Commission. Cette innovation n’a rien d’un gadget : s’il est évident que les commissaires écarteront d’un revers de la main les inévitables propositions biscornues des groupuscules fondamentalistes, par exemple, qui ne manqueront pas de fédérer leurs maigres forces, il n’en ira pas de même lorsque la Confédération européenne des syndicats mobilisera ses 66 millions d’adhérents. Ce nouveau droit est un outil offert aux forces organisées.

Beaucoup reste à faire pour donner corps au modèle social européen, mais la Constitution nous donne des moyens comme aucun traité ne l’avait fait auparavant. Elle construit un espace politique européen à faire vivre, elle dessine un espace public européen à habiter. Pour un syndicaliste, il y a là une occasion à ne pas manquer. A chacun de prendre ses responsabilités. Le 29 mai prochain, je voterai « Oui », oui à l’Europe sociale et ambitieuse que nous voulons construire.