Une rencontre internationale récente, réunissant à Copenhague une trentaine d’organisations professionnelles et syndicales d’ingénieurs et de scientifiques, a fait de « l’éthique et de la responsabilité sociale » un de ses cinq thèmes de réflexion1. En juin dernier, c’est un atelier Pugwash qui s’est penché sur une problématique similaire2. En septembre, c’est l’APSAB (Association for the Promotion of Scientific Accountable Behaviour) et la Fondation science et conscience de l’homme (FSC) qui ont organisé à Genève une conférence internationale sur la protection légale et la responsabilité individuelle des scientifiques et des ingénieurs, leur objectif étant de promouvoir une convention internationale sur la clause de conscience des scientifiques et des ingénieurs dans le cadre de l’OIT3. La CFDT Cadres a pris part aux trois réunions.

S’agit-il d’un thème nouveau ou d’une approche nouvelle d’un thème ancien dans les milieux scientifiques ? La nouveauté de la démarche actuelle réside, à notre sens, dans la recherche d’une réponse collective à une question qui était surtout abordée jusqu’ici de manière individuelle.

De nos jours, l’écart existant entre la réalité de la responsabilité des scientifiques et la conscience qu’ils en ont semble se creuser pour deux raisons : en premier lieu, parce que leur formation les prépare de moins en moins à réfléchir à des questions comme le dialogue interculturel, la responsabilité sociale des entreprises, les évolutions de la société et l’impact des avancées de la recherche scientifique sur cette évolution. En second lieu, parce que les scientifiques ne disposent pas d’espaces publics pour élaborer une réflexion collective sur leur responsabilité et réfléchir aux conditions de l’exercice de cette responsabilité.

Or, les scientifiques sont à l’origine de l’introduction et de la diffusion des innovations qui contribuent à la transformation de nos sociétés et qui ont suscité, ces derniers temps, la méfiance de nos concitoyens. Leur responsabilité à l’égard de la société découle de cette position de pouvoir et d’influence. Et pourtant, n’étant ni dirigeants, ni actionnaires, ni clients, leur responsabilité objective ne donne pas lieu à une responsabilité politique ou juridique qui pourrait être engagée dans des situations de crises aux conséquences parfois dramatiques.

Souvent isolés dans ces choix, mal préparés à affronter ces dilemmes éthiques, mal protégés juridiquement s’ils enfreignent la loi du silence, sans références collectives claires, sans lieux où échanger et réfléchir ensemble, ils sont tentés de nier ou de redouter leurs responsabilités sociales.

Pour une évaluation plurielle des risques

Nos sociétés sont en effet, traversées par des risques chimiques, écologiques, climatiques ou sanitaires qui ébranlent les deux discours d’autorité, scientifique et politique, hérités des Lumières. De plus, l’activité scientifique se donne de plus en plus à voir comme une construction d’hypothèses plurielles et concurrentes, bousculant le schéma idéaliste d’une découverte progressive de vérités universelles par les vertus d’une recherche désintéressée et de la libre délibération entre pairs. Les interrogations, autrefois cantonnées aux seules applications, s’étendent désormais à la recherche fondamentale et au choix de ses objets.

En matière de risques industriels, même si les catastrophes comme celle d’AZF montrent tout ce qui reste à faire, l’arsenal juridique comme les lieux de médiation sont bien définis. Mais que se passe-t-il dans les situations où le discours scientifique n’est pas stabilisé, où le principe de précaution devient applicable et les scientifiques sont mis devant des arbitrages entre intérêts divergents ? Dans tous ces cas, c’est l’évaluation plurielle des risques qui devra servir de principe d’action pour les décideurs. Dans cette perspective, il devient nécessaire de réinscrire l’activité scientifique et de Recherche et développement dans son contexte social et organisationnel ; de confronter des systèmes divergents d’observation et de compréhension du réel ; de construire à chaque étape, des compromis provisoires et révisables entre les différentes mesures de prévention, proportionnelles au risque et socialement acceptables par toutes les parties prenantes, dans leur application.

L’évaluation plurielle des risques sort les scientifiques et les ingénieurs de leur isolement au travail. Dans les crises écologiques, sanitaires ou alimentaires comme dans les situations de controverses autour des choix d’avenir, les citoyens demandent plus de protection et de cohésion sociale. Les scientifiques sont des citoyens. L’exigence d’une évaluation plurielle des risques devra les inciter à partager leur savoir et leur expertise avec l’ensemble des parties prenantes. Leur expertise, en cours de construction, devra trouver des lieux de confrontation avec les préoccupations des autres acteurs, pour apporter des réponses provisoires et révisables aux incertitudes engendrées par la techno-science, comme par la globalisation des enjeux économiques et sociaux.

Il est donc indispensable que la citoyenneté des scientifiques soit explicitement reconnue sur leur lieu de travail, par un droit d’initiative et d’expression pouvant aller dans certaines conditions jusqu’au droit d’opposition, sans leur faire courir un risque de représailles ou des sanctions. Les négociations collectives doivent inclure ce thème dans leur cahier revendicatif.

Sortir du corporatisme

Les espaces de socialisation des scientifiques s’organisent essentiellement sur un mode corporatiste, telles les sociétés savantes. C’est dire l’importance et la difficulté de l’émergence d’espaces publics où des scientifiques pourraient élaborer une pensée collective, des codes de conduite et prendre part au débat public sur leur lieu de travail comme en dehors.

Pour les organisations syndicales ayant vocation à réunir les scientifiques, au même titre que d’autres travailleurs de la connaissance, il est indispensable d’identifier les espaces de réflexion sur la responsabilité sociale des scientifiques. Cette identification constitue une première étape dans la recherche patiente de convergences et de synergies sur un sujet qui paraît être au cœur des évolutions futures du monde de l’expertise et de la recherche.

Nous sommes nombreux à penser que des changements profonds sont urgents. Ils ne peuvent résulter seulement de prises de conscience individuelles et d’actes courageux. Ils nécessitent aussi un effort concerté, une alliance, entre tous ceux, syndicalistes, associations professionnelles, centres de formation, chercheurs qui peuvent, ensemble et dans le respect de la diversité, faire bouger les choses. C’est tout le sens de notre participation au séminaire proposé par la Fondation pour le progrès de l’homme dans le cadre du Forum social européen (Saint-Denis, 12 au 15 novembre 2003) et intitulé « Citoyenneté dans l’entreprise : quels droits à la parole pour les cadres ? ». D’autres organisations seront présntes : Ingénieurs sans frontières, le Centre des jeunes dirigeants et acteurs de l’économie sociale, l’UGICT-CGT et l’Ecole de Paris du Management.

1 : Third International Conference for Professional Engineer and Scientist Organisations, 8-10 Mai 2003, Copenhague.

2 : Pugwash Workshop on Science, Ethics and Society, 27-29 Juin 2003, Paris, France.

3 : The Conscience Clause Conference, 25-26 september 2003, OIT, Genève.