Les critères habituels de décision peuvent entrer en contradiction, le respect de l’un entraînant la dégradation de l’autre. Par exemple : délais et sécurité du produit ou de l’opérateur, délais et qualité du produit, respect d’une réglementation et adaptation aux contraintes… Cette situation d’interrogation et de doute crée une tension entre la déontologie professionnelle ou l’éthique personnelle et la fonction au sein de l’entreprise, avec ce qu’elle comporte de subordination, d’obéissance, de loyauté, et souvent de soumission, de compromis voire de compromission. La responsabilité du cadre est ainsi engagée par rapport à son employeur, à ses partenaires, mais aussi potentiellement devant des instances disciplinaires, pénales ou civiles.

Notre revendication de meilleures garanties à la liberté d’expression répond à l’émergence rapide de ce risque dans les nouvelles organisations de travail. Les cadres doivent en particulier pouvoir exercer un droit d’alerte, en priorité auprès de leurs responsables hiérarchiques, dans le cadre de l’exercice normal de leurs responsabilités managériales ou techniques. Mais cela n’est pas toujours possible, et en donnant l’alerte on s’expose aussi à un risque : conflit avec la hiérarchie ou avec d’autres services, mise en péril de la confiance, de la carrière… Même dans une organisation de travail qui admettrait et valoriserait la pratique de l’alerte, le risque d’une mauvaise évaluation de la situation en fait un exercice délicat. En amont de la procédure, le cadre est seul, il peut être désemparé.

La démarche de discernement que nous proposons ici est précisément destinée à soutenir la réflexion qui peut conduire à ce type de décision. Il ne s’agit pas d’un « mode d’emploi » des décisions difficiles, mais d’une proposition, visant à offrir un soutien méthodologique à celles et ceux qui affrontent des dilemmes professionnels. Cette démarche a été élaborée dans le cadre d’un groupe de travail de la CFDT Cadres, sur la base d’une réflexion et d’une mise en commun de l’expérience. Nous l’avons formalisée en cinq étapes, pour la clarté de l’exposé ; mais dans la pratique on passe de l’une à l’autre dans un processus nécessairement itératif. Il peut y avoir d’autres rationalités procédurales, en fonction notamment du contexte et du jeu des acteurs.

S’interroger, interroger

Face à une situation de dilemme et de doute, il est d’abord nécessaire de réduire une incertitude qui peut être technique, managériale, juridique, morale. L’incertitude peut résulter de l’absence de normes. Les normes incontournables sont celles qui pèsent sur la santé, la vie… et pourtant les problèmes d’hygiène et sécurité au travail, de normes santé du produit peuvent être négligés pour des raisons de coûts ou de délais. Le doute vient aussi de la confrontation de normes d’origine et de légitimité différentes : par exemple, normes techniques et normes managériales, mais aussi confrontation avec les normes clients, celles-ci pesant à la fois sur les normes techniques et les normes managériales.

Le « clignotant du doute », son niveau d’activation sera différent selon les personnes, les cultures professionnelles. Mais le doute et la réduction du niveau d’incertitude viennent surtout de la confrontation des cultures professionnelles et des expertises complémentaires.

Une situation de doute se situe toujours dans un contexte donné ; sa dimension collective et sociale, voire sociétale, doit donc être prise en compte. L’interrogation collective est alors centrale, même si elle n’est pas toujours possible. Il est ainsi utile de partager le dilemme et les analyses avec un groupe de collègues. Un collectif syndical peut jouer un rôle d’écoute et d’analyse, mais aussi de relais de préoccupations individuelles.

On peut aussi consolider l’analyse en s’appuyant sur des « tiers de confiance », extérieurs à la hiérarchie de l’entreprise (proches, réseau de proximité). Il est utile d’interroger les salariés plus anciens, de rechercher les situations semblables qui se sont déjà produites et de les analyser en termes de bilan et de risques. La capacité de développer un regard neuf doit permettre de réinterroger l’habitude, souvent devenue acceptable en interne, alors qu’elle serait totalement inacceptable à l’extérieur. Pour cela, le point de vue des nouveaux collaborateurs ou collègues est souvent pertinent. Encore faut-il souhaiter l’entendre...

Clarifier les termes du dilemme

Il s’agit aussi d’objectiver au mieux le regard porté sur la situation et d’en documenter la description : décrire, et pour cela écrire, la situation qui pose question, ses origines et ses conséquences pressenties, les acteurs concernés, les processus à l’œuvre.

Interroger la situation au regard de la mission et des principes d’action de l’entreprise et du poste est une étape à la fois nécessaire et particulièrement délicate, car ces éléments sont rarement définis de façon claire. Par ailleurs, du fait de la fragmentation des processus de travail et des entreprises elles-mêmes, il est souvent difficile de savoir pour qui l’on travaille réellement. Cette confusion peut se traduire sous la forme d’injonctions contradictoires. Celles-ci peuvent apparaître avec netteté lorsque l’on met au propre les ordres et prescriptions provenant des différentes lignes hiérarchiques, intérieures et extérieures à l’entreprise. Une attention particulière doit être accordée aux textes de l’entreprise, normatifs ou déclaratifs comme les chartes éthiques et codes déontologiques ; en fonction de la situation, l’interrogation doit aussi prendre en compte les grandes normes nationales et internationales.

Les finalités et objectifs du cadre concerné font elles aussi partie de l’écheveau de prescriptions à débrouiller : l’analyse doit donc les prendre en compte, notamment en faisant la part de l’impact d’une décision sur l’exercice professionnel. C’est un domaine particulièrement difficile à évaluer et à objectiver. Il faut analyser en profondeur ses propres intentions, en faisant attention aux risques de focalisation excessive, en gardant une juste proportion entre la gravité du problème posé et l’énergie consacrée à le résoudre et, dans le même temps, en prenant de la distance avec les dimensions affectives et émotionnelles de la situation.

Interroger les règles du jeu

Si, au terme de cette clarification, le dilemme n’est pas résolu, il faut alors poser les problèmes au-delà de sa propre sphère de responsabilité, afin d’éviter le cloisonnement et l’enfermement.

Cela demande de mettre au clair les compétences des membres de la hiérarchie, mais aussi leurs attentes. Le même travail doit être mené quant aux compétences et aux attentes des collègues et collaborateurs.

Une attention particulière peut être portée aux éléments suivants : les intentions des acteurs en présence par rapport à leurs rôles respectifs ; les motivations exprimées ou perçues ; les « focalisations » qui empêchent de voir et de faire…

Interroger ainsi les règles du jeu peut permettre d’élargir les marges de manœuvre en repérant qui est en mesure d’éclairer la situation, le cas échéant d’intervenir, et d’aider à résoudre le dilemme.

Il est alors judicieux de repérer les acteurs qui pourront porter un regard différent en raison de leur positionnement ou fonction : responsable de la déontologie, auditeur ou inspecteur général, représentant syndical, responsable Hygiène et sécurité…

Dans le même temps il faut aussi envisager les conséquences des choix et décisions que l’on sera amené à poser, notamment sur l’exercice de ses fonctions, sur son positionnement au sein de l’entreprise ou administration, sur son parcours professionnel mais aussi sur le devenir de son emploi.

L’horizon de cette étape est en somme une mise en discussion du dilemme. Si cette mise en discussion ne fournit ni réponse satisfaisante, ni solution, et que les directives de la hiérarchie font émerger un « cas de conscience », le risque existe de devoir affronter un conflit.

Initier une prise en charge collective

Pour y faire face, il est alors nécessaire de donner une dimension collective au dilemme de responsabilité. En fonction de l’analyse de la situation et du jeu des acteurs, un représentant syndical, un délégué du personnel ou un représentant au CHSCT ou au CE peut initier une démarche plus collective et assurer ainsi une certaine protection, en évitant au cadre porteur du dilemme d’être exposé en première ligne. Cela peut aussi prendre la forme d’une discussion et de propositions au sein d’un groupe de collègues. Tout dépend bien sûr du problème et de l’ambiance au travail !

Dans certaines situations limites, cette action collective pourra s’appuyer sur une communication externe. Il est alors important de bien en mesurer les conséquences, notamment sur la situation individuelle de chacun par rapport à son statut, son contrat de travail mais également pour l’entreprise : la jurisprudence montre en effet que l’on ne peut mettre en danger la réputation de l’entreprise qu’à bon escient.

Faire jouer une alerte professionnelle

Lorsqu’à l’issue de cette réflexion et des contacts éventuels pris au sein de l’entreprise, il n’apparaît pas possible d’intervenir directement ou par l’intermédiaire d’un tiers collectif, le déclenchement d’une alerte professionnelle peut s’imposer, dans le cadre du système organisé dans l’entreprise (quand il existe).

Actuellement encadrés par une décision de la CNIL de décembre 2005, ces systèmes doivent assurer la confidentialité et la protection du lanceur d’alerte. En règle générale, ils sont connus et accessibles.

Pour les agents publics, la possibilité existe, et s’impose même comme un devoir, de signaler tout crime ou délit au procureur de la République : « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs » (Code de procédure pénale, art 40 § 2). La mise en œuvre de cette disposition est cependant difficile, non par la procédure, mais par les effets en retour. Par ailleurs, elle ne permet de jouer que dans les cas limites. Enfin, elle ne doit pas dispenser les administrations publiques de mettre en œuvre, dans un dialogue constructif avec les organisations syndicales, des systèmes d’alerte professionnelle adaptés.