Le droit du travail, les conventions collectives apportent des solutions aux situations traditionnelles de la société industrielle des années 1950 ou 1970, mais rarement aux emplois de la société de l’information, profondément marqués par l’utilisation massive des matériels et organisations liés aux autoroutes de l’information et aux multimédias. Il est urgent que soient négociés de nouveaux rapports sociaux, que l’on pourrait appeler « cyber-rapports sociaux » , pour que s’y retrouvent les utilisateurs d’Internet, de messageries électroniques, de micro-ordinateurs portables, de fax et téléphones mobiles, de radiomessageries, et autres outils nomades. Faute de cyber-rapports sociaux négociés, on risque de voir le droit du travail s’éloigner de la réalité et devenir de plus en plus virtuel pour les salariés !

Dans cette modernisation des rapports sociaux, trois sujets de réflexion semblent prioritaires : la remise en cause de l’indicateur temps de travail, la redéfinition nécessaire des branches professionnelles, la prise en compte de nouveaux thèmes de négociations.

4 jours de présence... mais 6 jours de travail ?

L’indicateur temps de travail est le pilier des rapports sociaux traditionnels. Il est la base des calculs des rémunérations, et le passage du salaire aux pièces au salaire au temps a été, et reste, une des grandes conquêtes des luttes sociales. Il est aussi un motif permanent de revendications, et le passage progressif, depuis cent cinquante ans, des 14 heures par jour aux 7 ou 8 heures par jour est aussi une grande conquête sociale. Mais force est de constater que ce mouvement permanent de réduction est aujourd’hui grippé. Les résultats réels sont relativement faibles, malgré quelques exemples spectaculaires. Pourquoi cet échec relatif de revendications pourtant pressantes ? Probablement parce que l’indicateur temps de travail était un indicateur opérationnel dans la société industrielle traditionnelle, mais ne l’est plus dans la société de l’information, car on sait de moins en moins le mesurer.

Le temps de travail a longtemps été confondu avec le temps passé sur le lieu de travail, car l’on savait identifier les différentes activités selon les lieux (lieu de travail, lieu de vie/foyer, lieu de formation, lieu de loisirs, lieu de soins, etc.).

Avec le développement des nouvelles formes d’activités à distance (télétravail, télémaintenance, téléformation, télémédecine...), il est de plus en plus difficile de mesurer réellement ce que l’on continue d’appeler le temps de travail car les frontières entre le travail et les autres activités s’estompent. Cette difficulté de mesure, qui n’était vraie que pour certaines professions (les enseignants, les journalistes, les VRP, les professions libérales) concerne aujourd’hui un nombre croissant de salariés. L’enquête UCC 2 a montré, par exemple, l’extraordinaire éclatement du lieu de travail des cadres : bureau, domicile, restaurant, train, locaux des clients, voiture, hôtel, avions, aéroports, gares.... C’est pourquoi, avec la mise en place des nouveaux outils et des nouvelles formes de travail liées à la Société de l’Information, il paraît nécessaire d’éviter les slogans simplistes du genre « semaine de 4 jours » ou « 32 heures pour tous tout de suite » qui reposent sur la confusion « temps de présence dans l’entreprise » et « temps de travail », typique de la production industrielle classique. Certes cette confusion reste opérationnelle pour une partie des emplois traditionnels (personnel direct de production, personnel de ventes dans les magasins, personnel de garde dans les crèches...), mais n’a aucune valeur pour la majorité des autres emplois, et en particulier les emplois de cadres.

Pour beaucoup de métiers, il faut craindre les effets pervers d’une semaine de 4 jours mal conçue : aux 4 jours de présence s’ajouteront un jour d’astreinte à domicile pour finir le travail commencé au bureau et gérer à distance les urgences (avec téléphone portable), et un jour de formation obligatoire car les systèmes technologiques et organisationnels que les entreprises mettent aujourd’hui en place exigent de plus en plus de temps, surtout dans la phase d’apprentissage. Qui n’a constaté qu’il fallait des heures, voire des semaines et des mois pour maîtriser parfaitement toutes les possibilités de nouveaux logiciels ? 3 Qui n’a constaté que l’utilisation d’Internet demandait beaucoup de temps ? Si bien que la semaine de « 4 jours de présence au bureau » risque d’être une illusion et correspondre à « 6 jours de travail effectif », c’est-à-dire moins de temps de présence et plus de temps contraint au service de l’entreprise.

Une heure n'égale pas une heure : inventons une unité de mesure du stress

Deuxième confusion : entre fatigue physique et stress. Dans la société industrielle, réduire le temps de travail veut dire réduire la fatigue physique car la fatigue est directement proportionnelle au temps dans la plupart des métiers traditionnels. Dans la société de l’information, la fatigue physique est souvent remplacée par le stress, qui n’est pas proportionnel au temps mais à la « densité » du travail (stress lié à l’abstraction et interactivité du travail sur écrans, stress commercial lié à la recherche forcenée des clients, stress organisationnel pour le respect des délais et de la qualité...). Or ce stress est permanent et poursuit le salarié dans sa vie hors-travail. Le problème n’est donc plus de réduire le temps de travail, mais de diminuer le stress du travailleur en diminuant la « densité » du travail. Une heure n’est pas équivalente à une heure dans les métiers actuels : parler de 30 heures ou de 35 heures, c’est souvent prendre le risque de réaliser un brouet social additionnant des choux et des carottes. C’est pour cela que les salariés à temps partiel (dont la rémunération est calculée en proportion de leur temps de présence) ont toujours l’impression d’être plus « exploités » que les autres.

Continuer à mesurer le travail par des minutes, des heures ou des jours serait la même erreur que de continuer à mesurer, en diététique, la nourriture par son poids (alors que la notion de calorie est beaucoup plus efficace) ou mesurer le danger de la radioactivité par le volume d’uranium (alors que c’est le rad qui permet de mesurer la dose absorbée). Malheureusement nous n’avons pas encore inventé une unité simple et facilement utilisable de « densité » du travail.

Peut-on espérer réduire le temps de travail avec des technologies chronophages ?

Les entreprises mettent en place des technologies et des organisations de plus en plus chronophages. Elles développent aussi toutes des techniques de management par le stress (gestion par projet, benchmarking4, re-ingénierie...). D’autre part, l’impatience des consommateurs aura tendance à exiger une disponibilité permanente des producteurs et des temps de réponse très rapides (disponibilité le dimanche, en soirée, réparation immédiate...).

C’est pourquoi tout semble indiquer que la société de l’information exigera de nous un temps « professionnel et contraint » de plus en plus grand. Cela ne sera supportable que si le travail est moins « dense » que le travail actuel et que s’il est échangé contre plus de plaisir, en particulier le plaisir d’être autonome, de dominer les systèmes et de jouer avec eux. Pour une grande partie des salariés de la société de l’information, le problème n’est plus de réduire un temps de travail qui n’est plus mesurable. Il est de « dédensifier » le travail et de répartir les activités de manière équilibrée entre les différents lieux de vie, afin que certaine activités, en particulier les activités familiales et locales, ne soient pas submergées par les activités professionnelles. Le travail dans un seul lieu avec des horaires repérés (à 100 % au bureau ou à 100 % à domicile) n’est plus la solution pour une partie toujours plus grande des salariés. Il faut apprendre à gérer ce nouveau « télétravail mixte » 5.

Le nécessaire partage des charges de travail

Mais que deviendra l’emploi ? Le partage du travail est une nécessité absolue si nous voulons inverser la tendance actuelle, qui voit des travailleurs de plus en plus stressés côtoyer des chômeurs de plus en plus nombreux. Ce partage ne sera possible que si nous évitons une troisième confusion, celle qui existe entre « partage du temps de travail » et « partage du travail » .

Réduire le temps de travail, qui se confond alors avec le temps de présence, pour partager les emplois est possible dans les systèmes industriels classiques. La production étant proportionnelle au temps de présence, réduire le temps de présence des uns veut dire créer des emplois pour les autres. C’est pour cela que la réduction du temps de travail reste efficace dans les secteurs et métiers traditionnels.

Mais dans la société de l’information, aller vers une simple réduction du temps de présence, c’est prendre le risque de ne pas créer d’emplois, car non seulement la réduction du temps de présence peut induire une augmentation du temps de travail réel, mais elle induira souvent aussi une augmentation de la densité du travail de ceux qui ont un emploi (car beaucoup de salariés effectueront les mêmes tâches en moins de temps). La solution n’est plus alors de partager le temps, mais d’apprendre à partager les tâches et les responsabilités. C’est la seule manière de créer des emplois pour les uns tout en réduisant le stress des autres.

Mais force est de constater, là aussi, que nous manquons d’outils pour organiser le partage des tâches. Les difficultés d’organisation de la retraite progressive à mi-temps sont un bon exemple de nos limites organisationnelles. Très peu d’entreprises savent organiser le travail à mi-temps de 58 à 62 ans, par exemple. Elles préfèrent, comme Rhône-Poulenc, dire au salarié de travailler de 58 à 60 ans à temps plein, puis de partir à 60 ans. D’autres, c’est le cas de Bull, demandent aux salariés en retraite progressive de rester chez eux en attendant un éventuel rappel... qui ne vient jamais ! De nombreux salariés sont ainsi payés pour rester chez eux, car l’entreprise ne sait pas les intégrer dans le processus de production à temps partiel.

32 heures par semaine : slogans chiffrés et pédagogie

C’est pourquoi, avec la mise en place de la société de l’information, les entreprises, les acteurs sociaux et les experts seront obligés de faire preuve, d’urgence, de beaucoup de créativité pour mettre au point une nouvelle unité de mesure du travail, remplaçant le temps de travail, indicateur périmé et de nouvelles méthodes de partage des tâches et des responsabilités.

Mais dans l’attente de ces mises au point, trop centrer l’action sur des objectifs chiffrés de réduction du temps de présence pour créer des emplois n’est peut être pas de bonne pédagogie, car ces objectifs simples risquent de conforter les esprits dans les trois confusions qu’il faut à tout prix éviter : confusion temps de présence/temps de travail, confusion fatigue physique/ stress, confusion partage du temps de travail/partage du travail. Confusion, réduction, illusion ?

C’est le moment de procéder à l’élagage des branches

Les rapports sociaux traditionnels ne reposent pas seulement sur la mesure du temps de travail, mais aussi sur les niveaux et structures de négociation, en particulier sur les secteurs d’activité ou les branches professionnelles. Il est normal que les entreprises ayant les mêmes activités, que les salariés exerçant leurs métiers dans les mêmes conditions se regroupent afin de mettre au point des règles sociales spécifiques. C’est ainsi que, dans notre pays, il existe un peu plus de 300 conventions collectives. Or, ces branches sont remises en cause par la société de l’information. En effet, la plupart d’entre elles sont des survivances des activités du XIX ème siècle, époque à laquelle il était simple de distinguer les activités soient par la notion de matière première (la branche « bois », la branche « métallurgie »), soit par les produits (la branche « textile »), soit par le processus ou les technologies (la branche « chimie »). Aujourd’hui le développement de l’industrie de l’information rend souvent ces découpages sans intérêt : une seule matière première, l’information, et une seule famille de technologies, celle des outils de traitement de l’information. C’est ainsi que la mise en place des autoroutes de l’information voit le rapprochement de sociétés aussi diverses que Alcatel (branche « métallurgie »), Hachette (branche « presse »), Kodak (branche « chimie »), Air France (branche « transports »), Bouygues (travaux publics), La Générale des Eaux (Branche « services »).... A quelle branche appartient le travailleur de la société de l’information ?

Certes un mouvement de recomposition et de regroupement des branches existe depuis vingt ans, notamment dans les syndicats de salariés. Mais ce mouvement est beaucoup trop lent et ne tient pas compte de la gigantesque accélération actuelle, qui voit, par exemple, la mise en place d’un poste de travail unique « chaise + clavier + écran » dans la plupart des entreprises, quelles que soient leurs activités. Les négociateurs sociaux, qui viennent de réussir l’harmonisation des caisses de retraite ont osé remettre en question le dogme de la spécificité par branche de la retraite. Il faut avoir le courage d’aller plus loin et d’admettre que, sur beaucoup d’autres points la branche traditionnelle n’est plus le lieu le plus adéquat pour négocier les rapports sociaux.

On constate chaque jour, et on le constatera de plus en plus, que la branche n’est plus la structure opérationnelle pour négocier les innovations sociales, et en particulier le partage du travail et la création d’emplois. Comment le serait-elle d’ailleurs puisqu’elle essaie d’intégrer les intérêts divergents d’entreprises concurrentes, dont certaines ont une organisation de type « XXI ème siècle », et d’autres une organisation moyenâgeuse ? Peut-elle vraiment intégrer les intérêts d’entreprises florissantes et d’entreprises en perdition ?

Cette recherche à tout prix de l’uniformité de solutions (tous les travailleurs doivent avoir les mêmes droits à l’intérieur d’une branche) dans les problèmes sociaux a été un moteur de l’évolution sociale dans le passé, et est devenue un frein aujourd’hui.

Les innovations viennent beaucoup plus des entreprises que des branches. D’autant plus que certains points des conventions collectives (telle l'embauche des bac + 4 en position cadre) sont violés quotidiennement sans réaction ! L’articulation traditionnelle des structures de négociation « niveau national - niveau branche - niveau entreprise » n’est plus la bonne articulation pour gérer l’innovation sociale dans la société de l’Information, qui verra peu à peu la disparition des branches.

La fin du « grain à moudre » : adapter les thèmes de négociation aux nouvelles réalités du travail

Les « cyber-rapports sociaux » exigeront un changement d’unité de mesure du travail, un changement des structures de négociation, mais aussi un changement des thèmes de négociation en particulier dans le domaine des conditions de travail. Dans les métiers des industries traditionnelles, les facteurs qui influent sur les conditions de travail, et donc qui doivent être négociés, sont tous plus ou moins liés à la fatigue, à la sécurité et à l’hygiène physiques. Dans les métiers de la société de l’information, il faut apprendre à négocier l’abstraction et l’interactivité des systèmes de communication (quel dialogue sur les écrans ?), le confort des temps de réponse (attendre devant un écran est insupportable), les conditions de gestion de la panne (que faire quand le système ne marche pas et que le client attend ?). Certains syndicalistes utilisent encore des expressions tels que : « Dans les négociations sociales, il faut du grain à moudre... ». Ce type de phrase fleure bon son XIXème siècle et la nostalgie des métiers disparus. Quand un syndicaliste sortira d’une négociation décevante en disant « Aujourd’hui, la messagerie sociale s’est plantée.... » ou « Aujourd’hui il n’y avait rien à cliquer... », on saura que les négociateurs sociaux parlent des métiers d’aujourd’hui et non des corporations de jadis !

La société de l’information se met en place. Nous vivons, sans toujours nous en rendre compte, un changement aussi important que fut le passage de la société agricole à la société industrielle. La justice sociale exige de nouveaux rapports sociaux. Si nous ne faisons rien, le droit du travail deviendra de plus en plus virtuel, car éloigné de la réalité sociale. C’est au pied du mur que l’on voyait le maçon. C’est au pied de l’Internet que l’on verra les acteurs sociaux. Il nous faut inventer des cyber-rapports sociaux, si nous ne voulons pas que le Cyberespace devienne la Cybérie.

1 : Rapport de 14 experts réunis à Bruxelles par la Commission européenne (mars 1996).

2 : Enquête de l’UCC-CFDT sur « Les lieux, les outils et les temps de travail des cadres » - Mars 1996.

3 : L’exemple récent de WINDOWS 95 est spectaculaire : l’apprentissage aux possibilités de ce logiciel a coûté beaucoup de temps aux entreprises, et surtout aux salariés, sans que le rapport coût/productivité ou temps perdu/temps gagné soit toujours satisfaisant.

4 : Méthode qui consiste à dresser une liste d’indicateurs chiffrés (chiffre d'affaires par salarié, temps par dossier, coût d’un pneu...), à comparer leurs valeurs à celles des concurrents et à confier à un service le soin d’optimiser ces indicateurs.

5 : Voir les 20 propositions de l’UCC-CFDT pour « rouler futé sur les autoroutes de l’information », en particulier celles sur le droit à l’isolement, la gestion des astreintes insidieuses et le droit à l’insertion.