Comment décrirais-tu ton entrée dans l’engagement syndical ?

Jean-Paul Bouchet. Mon adhésion, à vingt-deux ans, coïncide volontairement avec le jour de ma titularisation. J’exerce le métier de pupitreur. En informatique, à l’époque, cela consiste à ordonner les travaux informatiques depuis un terminal qu’est le pupitre. Un métier essentiel dans les années soixante-dix et quatre-vingt, disparu depuis, qui est un véritable aiguilleur du ciel dans l’informatique. Nous travaillons en « trois-huit », ce qui peut paraître compliqué mais le rythme me laisse la possibilité de vivre un engagement à la JOC1. Je suis attaché depuis l’âge de treize ans à la proposition du mouvement d’être « acteur de son propre destin ». Je me revois placardant au sein d’un internat « de bonne famille » à Nantes des affiches sur « les dégâts du progrès japonais ». L’esprit critique, ce n’est pas de refuser le monde mais de se faire soi-même son propre avis. La JOC fait progressivement la place à la CFDT au fur et à mesure que je m’engage dans le travail et dans la vie.

Je suis un jeune élu secrétaire du comité d’entreprise (CE) – je travaille au Crédit agricole – et ce choix découle de la méthode jociste que je vis comme un ciment : prendre le temps de jauger, de se faire sa propre idée, puis porter cela dans l’action. Le CE, c’est véritablement l’apprentissage du conflit entre la direction qui s’estime chez elle et l’élu que je suis qui a la légitimité d’avoir été choisi. Mais ce mandat permet assez vite d’être pris au sérieux. Les entreprises ont besoin d’interlocuteurs solides qui expriment des préoccupations professionnelles des salariés. Une anecdote : notre comité sera le premier, auprès de la centaine de caisses régionales du Crédit agricole, à faire appel à une expertise économique (avec Syndex), ce qui est rare à l’époque. Après un premier refus, la direction reconnaîtra que notre analyse complète son point de vue trop gestionnaire… puis cédera sur un certain nombre de décisions : « mais où êtes-vous allé chercher tout ça ? » me dit le patron ?... J’étais convaincu de la nécessité du dialogue économique lorsque les salariés du Crédit agricole m’élisent membre du comité de groupe, ce qui était nouveau également à l’époque. Je résumerais ainsi le sens de mon engagement syndical : repartir du professionnel pour faire du revendicatif. Un précepte proche, au fond, de l’exigence jociste.

Tu témoignes en effet souvent de ton passé de cadre dirigeant.

J.-P. B. Je m’installe à Niort pour travailler à la Maaf assurances comme responsable du service « méthodes » à la direction informatique. Tout est à faire en la matière. J’ai la légitimité du métier, celle d’avoir connu toute la chaîne d’activités du secteur. Et l’expérience du négociateur, acquise au Crédit agricole. C’est en s’appuyant sur ces deux jambes que je crée et pilote l’activité. Mon engagement syndical se poursuit au niveau territorial, interprofessionnel. Je travaille ensuite à la banque espagnole Caixa comme directeur de l’organisation et de l’informatique. C’est un moment particulier que j’ai développé dans la revue puisque je trouve mon expérience saisissante à l’heure où l’on parle d’éthique professionnelle. Je fus licencié pour « divergence stratégique » sans faute grave, bien au contraire, mais bien pour avoir dit tout haut ce que je pensais en tant que professionnel2.

Je voulais devenir consultant pour garder ma liberté et mon autonomie professionnelle quand on me propose de développer sur Nantes l’entreprise Soft-Maint (aujourd’hui SodiFrance) dont l’expertise est de piloter les migrations techniques. Me voici quasiment chef d’entreprise, moi qui avais été élu CE ! La croissance est fulgurante, car notre stratégie de niche ne trouve pas ou peu de concurrents sur le marché. Nous apportons à nos clients une méthode et une boîte à outils. Nous avons même gagné des marchés face à des géants comme Cap Gemini ou IBM. C’est un métier complexe et des migrations informatiques peuvent échouer. Pour cela, j’ai senti qu’il fallait accompagner nos ingénieurs par des profils plus littéraires. L’informaticien fait de la gestion. Les gens des sciences humaines n’ont pas la même approche de la résolution de problèmes complexes. Je caricature pour montrer ma volonté de favoriser la performance collective et ce en partageant les savoirs. Ce fut une période exaltante, je revois même des consultants du Department of defence américain nous félicitant de nos travaux appliqués de recherche-développement…

L’engagement syndical, c’est également la responsabilité de mandats dans le monde paritaire et tu parles de management politique.

J.-P. B. Assumer une responsabilité de présidence paritaire constitue une autre expérience de management, non pas au sens général de la direction générale, ni au sens politique du négociateur, chef de file ou manager d’une négociation au titre d’une organisation syndicale. Je parlerais plus volontiers de management stratégique, de pilotage, d’horizon et ce dans le respect des engagements contractualisés par les accords nationaux interprofessionnels : que ce soit en matière de retraite ou de formation professionnelle par exemple. Les présidents paritaires qui représentent les employeurs ont plus naturellement tendance à s’immiscer dans la gestion interne, au risque de marcher sur les plates-bandes de la direction générale. Les représentants des organisations syndicales ont, eux, parfois tendance à agir en super-délégués syndicaux. Il faut bien doser et mettre cela à distance quand on préside. Ce type de management s’apprend ; là aussi, le management est un apprentissage permanent.

Je ferais le parallèle avec mon mandat au Bureau national confédéral. Je n’y représente pas l’union confédérale des cadres, même si, statutairement, le poste est fléché. Je suis d’abord un acteur politique de l’organisation aux côtés d’autres élus des fédérations et des régions. C’est l’organe de délibération, de la fixation des orientations, de plans d’action. Des sept comités de direction que j’ai eus dans ma vie professionnelle, celui-ci est singulier car porteur de pluralité, de pluridisciplinarité. Un expert en management disait que les organisations qui prennent de bonnes décisions sont celles qui savent organiser le débat contradictoire en leur sein. Bien des entreprises pourraient s’inspirer de notre modèle de gouvernance et de prise de décision. Elles y gagneraient en performance et en efficacité.

La mission syndicale est aussi celle de la proximité. En tant que dirigeant depuis plusieurs années, comment la perçois-tu ?

J.-P.B. Disons que je suis réservé sur l’avenir du syndicalisme en France mais confiant dans la singularité de la CFDT qui a toujours cherché à partir de l’entreprise, c’est-à-dire du travail et de l’emploi réel. Je n’aurais pas de parcours militant sans expérience professionnelle. J’ai contribué à créer une boîte pas seulement par plaisir de créer des emplois. La finalité de mon action, mon inspiration, pourrais-je dire, c’est de chercher ce qui permet de transformer radicalement. Chez Soft-Maint, nous cherchions des process industriels qui soient moteurs de changements profonds chez nos clients, à leur demande. C’est une sorte de management par l’innovation. Il faut toujours partir de la finalité dans une action : pourquoi agir, qu’est-ce que cela change et pour qui ? J’insiste sur la notion de « client final » comme boussole, non pas au sens où les entreprises font entrer le satisfecit du client comme pression sur le travail, mais pour avoir en tête que l’on agit pour des gens et qu’il faut répondre à des besoins3.

Le syndicalisme, c’est pareil. Négocier, représenter, débattre de solutions durables collectives, argumenter sur ce qui est décidé… Le but, c’est le salarié, l’actif dirions-nous, en emploi ou non, dans le privé ou non, et plus ou moins précaire, le bénéficiaire final. Le rapprochement du syndicalisme avec l’activité professionnelle signifie de ne plus se focaliser sur la seule relation entre l’employeur et le salarié mais de placer le travail et la finalité de l’activité au centre de son action.

Il faut écouter les besoins, regarder les usages, bref, partir de la réalité. Quand je parle d’un syndicalisme en proximité avec l’entreprise, c’est précisément pour agir sur la « professionnalité » : les compétences, les façons de faire, les aspirations professionnelles, le cadre du travail… J’ai fait partie de ceux qui ont porté le projet confédéral « agir sur le travail » qui, même s’il a nourri la négociation sur la qualité de vie au travail, n’a pas porté tous ses fruits.

Agir sur le travail, voilà qui résume pour toi l’essence du métier syndical ?

J.-P. B. Le titre même du projet est porteur d’une finalité. Si, au final, les acteurs de la mise en œuvre à tous les niveaux peuvent démontrer qu’il y a eu action « sur », que cela a produit des résultats, a contribué à l’atteinte de différents objectifs que se sont fixés les acteurs du projet, alors sans doute pourrons-nous parler de réussite. Agir sur le travail doit générer un résultat sur le travail, donc un plus pour le salarié. C’est lui qui est au cœur de notre projet, à la fois acteur et bénéficiaire du travail sur le travail. Il semble donc pertinent qu’il ait son mot à dire sur les résultats obtenus, quelle que soit la forme de cette expression, directe avec les membres du collectif de travail, avec les représentants du personnel, les élus, au moyen d’un questionnaire d’enquête ou à plus grande échelle, au moyen d’un baromètre de bien-être ou de mieux-être au travail, ou même de « pouvoir bien faire son travail ». Il est important de repérer ce qui fait sens pour les salariés d’une meilleure qualité de vie au travail. Les entreprises ne nous ont pas attendus pour mettre en place des outils de mesure de satisfaction de leurs salariés, de qualité de vie au travail. Ces outils privilégient le plus souvent « l’être » et non « le faire », le personnel et pas ou peu le professionnel. Notre baromètre doit permettre au salarié de dire s’il peut bien, mieux, travailler, dans de bonnes ou de meilleures conditions, si les conditions réunies sont satisfaisantes pour bien faire son travail.

Le projet « agir sur le travail » a eu aussi pour objectif d’innover dans nos pratiques syndicales, de mieux prendre en charge les questions d’organisation du travail, d’agir aussi sur le management du travail. Une autre grille de critères de performance concerne ainsi nos propres actions, nos pratiques syndicales. Quel plus pour les militants, pour les sections, pour les syndicats ? Quel plus pour le dialogue social ? La crédibilité du dialogue social est d’obtenir des résultats tangibles pour les salariés. Les expérimentations doivent permettre d’évaluer la capacité des salariés à participer à ces processus permettant d’agir sur le travail4.

Beaucoup de cadres travaillent avec l’international et une part de ton engagement dépasse les murs nationaux.

J.-P. B. J’ai toujours été nourri par des responsables et des projets internationaux. Les syndicalistes peuvent contribuer à la régulation de la mondialisation par le bas. Avec le projet « managing offshore and outsourcing sustainable », par exemple, nous avons cherché à équiper les sections à questionner les stratégies des entreprises. Nous avons creusé loin notre analyse de gestion jusqu’à intervenir sur les entreprises sous LBO (« leveradge buy out »). Avec mes collègues d’Union Network et notamment mon ami Gerd Rohde, nous sommes allés jusqu’en Inde pour épauler les syndicats d’ingénieurs dans le secteur des télécoms, ou encore en Afrique pour encourager le développement de nos homologues en Tunisie, au Congo et au Sénégal, ainsi qu’au Brésil. La CFDT Cadres a également contribué à l’émergence des questions d’éthique et de responsabilité des cadres au niveau international. Cet engagement s’ancre à partir de travaux communs et d’échanges avec des partenaires européens et Eurocadres. Ils nourrissent ma conviction d’un syndicalisme de services. Je citerais également Andrea Kampelmühler et le réseau de professionnels GPA-DJP en Autriche ou encore Unionen, affilié à TCO, en Suède5.

La responsabilité syndicale est donc essentielle, loin de l’image d’Epinal d’insatisfaction sociale.

J.-P. B. Nous négocions des droits, mais quels outils y a-t-il derrière ? La qualité du parcours professionnel ne se mesure pas à l’aune des droits individuels ou collectifs embarqués, mais bien à l’efficacité de leur mise en œuvre. Le syndicalisme, je le répète régulièrement, n’échappe pas au « descendant », au « top-down », à une certaine forme d’un pour-eux-pensé-par-nous, souvent par le haut et non par le bas et avec eux. La CFDT est pourtant l’organisation qui a le plus ce souci de la proximité, de la co-construction des analyses, des revendications, des mandats et de leur respect en cours de négociation. Si nous prônons l’émancipation, soyons responsables de bout en bout des nouveaux droits que nous obtenons. Chacun a droit à une identité professionnelle. Celle-ci se forge dans le temps et non dans l’épaisseur du code du Travail, au-delà des postes exercés. L’identité professionnelle, c’est l’ensemble des métiers que l’on peut exercer et l’expérience que l’on a et la formation que l’on acquiert pour grandir en tant que professionnel.

1 : La Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) est une association de 10 000 membres gérée et animée par les jeunes eux-mêmes.

2 : « Licencié pour divergence stratégique », in Délibérer, décider, revue Cadres n°422, oct. 2006.

3 : A lire : « Vers un syndicalisme collaboratif. Militer en phase avec les salariés », in Pratiques collaboratives, revue Cadres n°465-466, juin 2015.

4 : A lire : Jean-Paul Bouchet, Patrick Pierron, « Pour anticiper les mutations, revenir au travail », in Exister au travail, revue Esprit, oct. 2011.

5 : GPA : Gewerkschaft der Privatangestellten, Druck, Journalismus, Papier ; TCO : Tjänstemännens Centralorganisation.