Le secteur social et médico-social, tel qu’il est entendu dans cet article, s’inscrit pleinement au sein l’Etat social français. Ce champ peut se définir comme une sphère d’activité dont l’objet est « le traitement social de la question sociale » (Chauvière, 2004). Il trouve dans l’action publique ses financements, sa légitimité et sa coordination. Les activités d’aide, de soins, d’assistance et d’éducation y sont réalisées par une nébuleuse d’acteurs qui, pour nombre d’entre eux, exercent une profession instituée et reconnue. En ce sens, ce social est sorti de l’action charitable et bénévole en se technicisant et se stabilisant dans des « chantiers de professionnalisation » (Chauvière, 2004), du reste jamais complètement aboutis. Les professionnels de l’action sociale exercent auprès de populations segmentées et définies selon des critères psychiatriques, juridiques ou socio-économiques. Une bonne part du travail social s’effectue au sein d’établissements et de services dont les spécificités sont définies juridiquement, et dont la gestion est assurée en partie par le secteur public (pour 30 %), parfois par le secteur privé lucratif (10 %), mais plus généralement par le secteur privé non lucratif (60 %).

C’est à ce dernier ensemble que cet article s’intéresse prioritairement. Ceci, parce que les associations d’action sociale occupent, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une place centrale dans le champ du traitement social de la question sociale. Outre qu’elles ont été de véritables laboratoires d’expérimentation des pratiques, elles constituent, dès lors qu’elles sont rattachées au projet solidariste via la pérennisation des financements à partir de 1947, une voie originale de coopération entre l’action publique et l’initiative privée, reposant sur les principes de non lucrativité et d’intérêt général. Ce modèle se développe particulièrement entre les années 1950 et le milieu des années 1970.

Cet article revient d’abord sur la forme historique de l’encadrement dans le secteur social et médico-social. Il souligne ensuite les transformations qui s’observent au tournant des années 2000 : pendant que les cadres historiques, chefs de service et directeurs d’établissement, obtiennent de nouvelles reconnaissances, le modèle d’encadrement auquel ils se rattachent connaît en même temps un dépassement progressif.

La division classique du travail d’encadrement

Au sein de ce secteur, l’encadrement du travail s’est très rapidement développé, dès la naissance des premières structures. Si l’on prend par exemple le domaine socio-éducatif, une division verticale du travail s’y est en effet rapidement mise en place, avec la naissance des directeurs d’établissement, en charge de la bonne tenue administrative et de la responsabilité de prise en charge des enfants confiés, accompagnés de leur second, les éducateurs-chefs, devenus plus couramment les chefs de services éducatifs. La caractéristique essentielle de cette première division du travail est le rattachement des cadres à l’univers du travail social. S’ils n’exercent plus directement de fonctions éducatives, du moins pour les premiers nommés, ils demeurent généralement très investis dans les prises en charge et sont d’ailleurs, d’après les quelques enquêtes éparses réalisées à l’époque, très généralement eux-mêmes issus de la filière éducative. C’est par la formation (notamment des directeurs) que la différenciation cadres/non cadres s’est renforcée dans ce champ d’activité. Néanmoins, en dépit de l’affermissement de cette distinction, l’encadrement du champ social est resté fortement marqué par cette situation initiale rattachant les cadres à leurs équipes, au terrain et finalement, à une certaine identité du travail social. De la sorte, les idéaux issus des doctrines – parfois contradictoires – qui ont irrigué et accompagné le secteur, issus du catholicisme social, des mouvements d’éducation populaire laïcs et du solidarisme, rassemblés sous les bannières de la solidarité envers autrui puis de l’intérêt général, ont continué de mobiliser les acteurs sociaux de haut en bas des chaînes hiérarchiques salariales.

D’un point de vue fonctionnel, le directeur d’établissement demeura pour longtemps le pivot des modèles d’organisation, parfois accompagné d’un adjoint (ou assimilé) sur les questions administratives et de son ou ses chef(s) de service, attelés à la coordination du travail éducatif. On notera aussi l’importance des « psys », psychiatres et psychologues, qui, au regard de leur expertise, assurent régulièrement une sorte de direction technique des prises en charge.

Dans les moyennes et grandes organisations (d’envergure départementale, régionale ou nationale), un encadrement fonctionnel se développe progressivement. Bien que toutes les situations concrètes ne soient pas comparables sur ce point, l’emprise des sièges sociaux demeure encore relative jusqu’aux années 1990. Pour le dire autrement, les directions d’établissement conservent une part d’autonomie importante dans la conduite de leur structure, tout en devant suivre les orientations prises par les directions générales des associations qui assurent la gestion des établissements.

À partir des années 2000, les équilibres changent nettement. Avec l’impulsion des pouvoirs publics, les fonctions cadres historiques du secteur acquièrent de nouvelles reconnaissances. Si cette nouvelle dynamique est d’abord considérée comme une période de professionnalisation, elle s’accompagne en réalité d’un dépassement des formes classiques d’encadrement.

Un renforcement du statut des cadres

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’encadrement du champ social obtient de nouvelles reconnaissances. Il s’agit d’attribuer de nouveaux gages matériels et symboliques pour une catégorie – celle des cadres – qui doit accompagner la rénovation à venir du secteur (la loi de rénovation est votée en 2002 mais les réflexions à propos de ce texte débutent bien avant). Un avenant concernant le statut des cadres est ajouté à la convention collective centrale dans le champ social, celle du 15 mars 1966. Quelques années après, les pouvoirs publics s’attaquent à la rénovation des formations classiques pour l’encadrement du travail social. Enfin, un décret tardif, émanant de la loi 2002-2, est publié en 2007.

L’accord procède à la refonte des dispositions applicables aux cadres régis par la convention. Il fixe notamment des niveaux de qualification pour accéder aux fonctions d’encadrement1 et organise les fonctions cadres selon plusieurs paliers (hors classe, classe 1, etc.). Le paiement des indemnités de sujétion constitue une autre forme de reconnaissance obtenue par l’avenant cadre. Plusieurs critères relatifs au type de fonctionnement de la structure, au nombre de salariés, à des missions particulières, ou encore à la dispersion des activités, définissent le droit à ces indemnités. Restant relativement larges et ouverts, ces critères ne se basent pas sur un découpage précis des missions et ne font pas référence à des savoir-faire spécifiques. Comme le note Hélène Chéronnet, « la convention collective laisse une place à une gestion individualisée du rapport salarial et ne favorise pas forcément l’homogénéité dans la position sociale que le statut de directeur est censé procurer »2.

Le décret du 19 février 2007 généralise les dispositions fixées par l’avenant cadre de la convention 1966, en posant l’obligation de disposer d’un niveau de qualification minimum pour exercer des fonctions de direction dans le secteur social et médico-social. Le niveau II est fixé comme le niveau de référence et le niveau I est obligatoire lorsqu’il s’agit de diriger un groupement, un siège social ou un établissement de taille importante. Ce qui retient notre attention ici est que la règle du niveau de qualification pour la direction n’implique pas nécessairement que le diplôme relève d’un domaine spécifique ; il ouvre ainsi l’accès aux postes d’encadrement à tous les diplômés de Niveau 1 ou 2. Cette disposition créée d’ailleurs un appel d’air sur le marché de la formation de l’encadrement social, engendrant un nouveau développement des masters professionnels, spécialisés dans l’intervention sociale, que proposent les universités (dans des domaines forts différents : des UFR de sciences humaines et sociales jusqu’aux instituts d’administration des entreprises), ainsi que l’émergence de formations en écoles de commerce dédiées à l’action sociale ou à l’économie sociale et solidaire (avec les labels nommés Mastères ou Master of Business Administration).

Si l’ensemble de ces remaniements sont généralement interprétés comme une professionnalisation de l’encadrement du social, ils marquent en réalité une rupture : la dissociation entre la professionnalisation des filières professionnelles du travail social et celle des filières d’encadrement. Avec le renforcement des formations et des diplômes internes au secteur, l’accès aux fonctions de cadres se fait de moins en moins sur la base d’une expérience ou d’une expertise au sein du travail social. Mais surtout, le principe de qualification met de plus en plus en concurrence les cadres arrivés en poste par la voie promotionnelle avec des cadres déjà en poste dans d’autres domaines professionnels qui, pour diverses raisons, souhaitent intégrer le secteur social et choisissent d’exercer directement au niveau de l’encadrement (au regard de leur niveau de formation et de la reconnaissance d’une compétence managériale ou plus largement gestionnaire) ; d’autre part, ils connaissent la concurrence (certes encore relative) des nouveaux diplômés, notamment issus des masters spécialisés des universités. D’une certaine manière, bien que le principe de qualification tende à faire fonctionner l’imaginaire du métier, le début des années 2000 marque donc bien une dissociation de la dynamique de professionnalisation des cadres vis-à-vis de celle des métiers du travail social, ainsi qu’une forme de dérégulation relative quant à l’accès aux postes d’encadrement.

Le dépassement des formes classiques d’encadrement

Le renforcement du statut des cadres du secteur social et médico-social est à mettre en relation avec une transformation plus large : à partir du début des années 2000, une nouvelle segmentation verticale du travail voit le jour. Les cadres « de siège », c’est-à-dire n’exerçant pas en proximité avec le terrain, se développent en grand nombre et selon des spécialités diversifiées. Parallèlement, les fonctions historiques d’encadrement de proximité connaissent un remaniement important. Au sein des nouvelles organisations, ce ne sont plus les directeurs d’établissement qui apparaissent les pivots des prises en charge. Au contraire, les nouveaux cadres supérieurs en charge de la gestion associative deviennent les véritables pilotes des organisations sociales et médico-sociales modernisées.

Les effets des transformations de l’action publique française, et leurs implications dans le champ social associatif financé par des fonds publics, provoquent une montée en puissance des staffs gestionnaires des associations sociales et médico-sociales.

Cet effet est d’abord le résultat concret d’une nouvelle politique de gestion des associations sociales et médico-sociales, fondée autant sur des motifs économiques qu’idéologiques. Les associations se trouvent de plus en plus appelées, explicitement ou implicitement, à se rapprocher entre elles, à fusionner ou à mutualiser les moyens qui sont à leurs dispositions. Pour le formuler autrement, le secteur social et médico-social entre progressivement dans une phase de concentration organisationnelle favorable aux grandes et aux moyennes entités associatives, tandis que le secteur s’est historiquement construit sur la base de petites organisations (souvent mono-établissements), favorable au recrutement de nouveaux cadres de siège en mesure d’assurer la gestion de grandes entités.

Parallèlement, l’augmentation des obligations procédurales et administratives liées à la loi de rénovation du 2 janvier 2002 (évaluations externe et interne, procédures liées aux « droits des usagers, dispositifs de contractualisation avec les financeurs, etc.), puis, un peu plus tard, les nouveaux dispositifs de gestion de la performance (tableaux de bord de gestion, comptabilité analytique) et les procédures d’appels à projet3, obligent les associations à faire à appel à des compétences spécialisées en matière juridique, administrative, financière et procédurale, de plus en plus spécialisées. Ces évolutions entraînent mécaniquement le besoin d’avoir recours à des cadres spécialisés.

Progressivement, le passage d’un organigramme associatif en râteau (une direction générale qui chapeaute des directions d’établissement) à une organisation polarisée (les directeurs sont délaissés d’un certain nombre de compétences – procédures qualité, fonction RH, fonction financière – qui sont désormais assurées par ces cadres spécialisés) consacre et pérennise la présence d’un nouvel encadrement complètement détaché du terrain et attaché à des fonctions technico-organisationnelles ultraspécialisées (systèmes d’information, communication, évaluation-qualité…).

Concomitamment, s’observe un recul des chaînes hiérarchiques : dans l’optique de réaliser des économies de moyens, les directeurs d’établissement sont appelés à reculer d’un cran et à prendre la direction de plusieurs établissements. Ils deviennent ainsi « directeurs de pôle », tandis que les chefs de service éducatifs prennent une nouvelle dimension dans l’encadrement de proximité. Les éducateurs spécialisés, quant à eux, se retrouvent de plus en plus régulièrement appelés à coordonner les équipes éducatives, c’est-à-dire à prendre la place des chefs de service éducatifs, sans pour autant avoir la même reconnaissance statutaire et salariale. Les « psys » sont priés de se soumettre aux nouvelles normes d’encadrement. Eux qui détiennent les savoirs qui étaient légitimes lorsque les établissements et services se sont structurés, les voilà relégués au rang d’exécutants au service des projets d’association/d’établissement définis en amont, et contraints d’obéir, comme les autres, aux normes procédurales de prise en charge et d’accompagnement diffusées par les « recommandations de bonnes pratiques professionnelles » de l’Agence nationale de l’évaluation d’établissements sociaux et médico-sociaux (ANESM) et par les « démarches qualité ».

Le développement des cadres de siège et le renouvellement de la proximité se combinent à un renforcement de la verticalité entre les fonctions de gestion et le terrain. Les Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM), désormais obligatoires dans le champ du handicap et des établissements pour personnes âgées dépendantes, renforcent la position des gestionnaires associatifs : ces derniers deviennent, selon l’expression de l’ancien chef du bureau de la réglementation financière et comptable à la Direction Générale de l’Action Sociale (DGAS) de 2000 à 2009, Jean-Pierre Hardy, les « tarificateurs de leurs propres établissements ». Aussi, les cadres de proximité abandonnent aussi une partie de leur autonomie, dans la mesure où l’organisation et le fonctionnement des établissements se dessinent désormais principalement au niveau associatif, qui gère une enveloppe budgétaire de façon autonome en interne. D’autre part, l’instrumentation gestionnaire issue de la loi du 2 janvier 2002, c’est-à-dire la mise en place des outils de contrôle du travail (évaluations, usage des outils de la loi 2002-2, recommandations de bonnes pratiques professionnelles) et de la viabilité économique (ratios, indicateurs de gestion, etc.), ainsi que des outils propres au management par objectifs, sont autant de nouveaux instruments qui, en tant que dispositifs de contrôle et de normalisation, contribuent à renforcer la primauté des gestionnaires sur les acteurs de terrain.

La nouvelle reconnaissance des cadres « historiques » du secteur social et médico-social se trouve donc concomitante à une nouvelle dualisation de l’encadrement, marquée par la séparation entre les cadres de siège dédiés aux fonctions de pilotage et les cadres de proximité, cantonnés aux tâches d’exécution. On reconnaît là l’une des conséquences de l’adoption du « management par les nombres » et, plus globalement, d’un nouveau référentiel pour l’action publique française, depuis le début des années 2000, imprégné par le New Public Management. Quoiqu’il en soit, cette situation nouvelle n’est pas sans conséquence pour la réalisation du social. Elle contribue au déclassement des savoirs issus de la pratique et nuit au modèle historique de promotion sociale des travailleurs sociaux. Elle renvoie au passé les modèles d’organisation classiques du travail social (présence du directeur sur place, construction pluridisciplinaire des savoirs, etc.). En lieu et place, elle en appelle à la standardisation à tous les niveaux, sous prétexte de « performance » et de « résultats », dans un secteur où ces notions trouvent pourtant toutes leurs limites face à la complexité de la question sociale.

1 : À défaut d’exigence supérieure de l’employeur, un diplôme de niveau II est requis pour occuper une direction générale, une direction générale adjointe, une direction administrative et financière ou des ressources humaines, une direction ou direction-adjointe d’établissement. Un diplôme de niveau III est requis pour les autres postes.

2 : H. Chéronnet, op. cit., 2006, p.142.

3 : Rendus obligatoires pour toute création nouvelle d’établissements et services sociaux et médico-sociaux à partir de 2009 (loi dite « HPST »).