Depuis le second semestre 2008 les entreprises et leurs salariés font face à une hausse du nombre de restructurations. Selon les recensements du Ministère du Travail, 2242 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont été menés en 2009 en France, soit deux fois plus que l’année précédente (1061 en 2008 et 957 en 2007). Dans ce contexte, il paraît important de réfléchir aux restructurations.

Claude Didry et Annette Jobert apportent une contribution à cette réflexion. Ils adoptent pour cela une perspective pluridisciplinaire (sociologie, économie, histoire) qui permet d’envisager les restructurations dans toutes leurs dimensions, en croisant les regards du monde académique, syndical et de l’expertise.

Les restructurations sont analysées à partir de recherches empiriques, menées à différents niveaux : international (Canada, Europe), national (France, Grande-Bretagne), branche (télécommunications, automobile, banque, etc.), entreprise (Alstom, Groupe Lagardère, Dim etc.) ; à différentes périodes (depuis les années 1930) ; à différents moments (avant, pendant ou après la restructuration, sur une période plus ou moins longue). Les contributions sont regroupées en cinq thèmes et s’appuient sur des méthodes tant qualitatives (archives, entretiens, monographies d’entreprises etc.) que quantitatives (statistiques, analyses lexicales de la jurisprudence etc.).

Des institutions mobilisées par les salariés

Les restructurations sont des processus construits, évolutifs et longs. On en identifie des premières formes dès les années 1860 (M. Lescure). Mais l’identification du phénomène –lié à son ampleur- n’intervient qu’un siècle plus tard. Avec la politique gaullienne de construction de « champions nationaux » (face à la montée de la concurrence européenne avec la signature du Traité de Rome en 1957), les années 1960 voient le nombre de restructurations fortement augmenter.

C’est à cette occasion que le phénomène s’institutionnalise. Le législateur lui confère une existence juridique et sociale en lui donnant une définition : « opération de modernisation d’une certaine ampleur et entrainant des conséquences sur l’emploi » (Accord national interprofessionnel du 10 février 1969 sur l’emploi). Vont être créés des dispositifs d’accompagnement social des restructurations avec notamment la procédure d’information-consultation du comité d’entreprise en 1966 (R. Brouté).

De nombreux acteurs sont impliqués dans une restructuration : directions, instances représentatives du personnel (IRP), organisations syndicales, pouvoirs publics, et ce dans et hors de l’entreprise. Ne se réduisant pas aux licenciements, les restructurations constituent une mise à l’épreuve des relations de travail. Elle intègre un débat dans l’entreprise et une réflexion des salariés eux-mêmes sur le sens de leur activité et la configuration de l’entreprise. Elle implique une forme de confrontation entre une rationalité économique (rentabilité) et une rationalité sociale (emploi).

Au-delà d’un fait économique clairement identifiable, les restructurations d’entreprises sont étudiées comme un fait social qui s’appuie sur un cadre institutionnel. La mobilisation permet de valider ou de réorienter les choix formulés par les directions. Il s’agit à la fois d’une mobilisation collective et « cognitive » des salariés qui se cale sur le rythme de l’information-consultation (C. Didry, A. Jobert). Se dessine une figure de l’entreprise qui repose sur le collectif des travailleurs et non simplement sur les formes prises par la propriété du capital. Le droit du travail (et notamment les procédures d’information-consultation du comité d’entreprise) pose les bases du débat dans l’entreprise lors de ces procédures (licenciements collectifs, fusion-acquisition, etc.). Le débat apparaît comme un « jeu » construit autour des règles et des cadres institutionnels.

Ce travail repose sur une vision dynamique des institutions. Contre l’idée courante d’un vide représentatif dans l’entreprise, dont le déclin syndical depuis les années 1980 serait la preuve, il faut souligner les possibilités d’action qu’offre la législation aux salariés, comme base pour leur mobilisation. Il en résulte une reconfiguration et un renforcement des dispositifs de la représentation.

Les salariés disposent de ressources juridiques diverses, tel que le recours à un expert-comptable par le comité d’entreprise, grâce auquel les salariés disposent de connaissances supplémentaires (P. Ferracci). Ils peuvent également jouer sur l’existence de niveaux de représentation variés. Par exemple, les salariés européens mobilisent une multiplicité de représentants : comité d’entreprise, comité de groupe, comité européen). A partir de plusieurs cas concrets tels que le secteur bancaire (M. Meixner), le secteur des télécommunications (A. Mias), et les comités d’entreprise européens (E. Bethoux), on voit comment cet ensemble dense de représentants, dans différents espaces, est mobilisé comme une ressource face aux restructurations. Ce maillage complexe entre échelles nationale et communautaire permet d’expliquer comment les restructurations influencent la reconfiguration de branches et la formation d’acteurs collectifs.

Ainsi, la mobilisation du droit par les acteurs est faite à des fins stratégiques à partir des ressources nationale, communautaire ou internationale dont ils disposent. Dans le cas du Canada par exemple, les salariés jouent sur l’existence d’un double niveau juridique (étatique et dans l’entreprise) pour gagner plus dans la négociation (M. Coutu et J. Bourgault).

L’étude des procédures de licenciement collectif met en évidence le rôle décisif et croissant des salariés. De nouvelles procédures viennent en effet s’ajouter à l’information-consultation du comité d’entreprise et renforcer le rôle des instances représentatives du personnel.

C’est par exemple le cas de la négociation des « accords de méthode » (loi expérimentale de 2003, pérennisée en 2005) qui permet de déroger, à travers une négociation formelle entre employeur et organisations syndicales à certaines règles légales par une activité continue de négociation sur l’emploi (et pas seulement en période de crise). Les négociations portent sur le nombre de suppression d’emplois et les catégories de personnel touchées, les indemnités de licenciement, les incitations et les modalités du départ volontaire, les conditions de l’harmonisation des statuts en cas de fusion acquisition, les modalités d’accompagnement, la négociation de la GPEC. Deux dimensions sont laissées de côté : l’expertise stratégique et la possibilité de formuler des propositions alternatives.

Le regard des acteurs sur l’emploi s’en trouve modifié : d’un enjeu en termes de volume d’emploi, on passe à la volonté de « ne laisser personne sans solution » (C. Didry, A. Jobert) comme lors de la restructuration au sein du groupe Lagardère (J-L. Renoux). La négociation, insérée dans un cadre juridique, y dépasse le simple marchandage (sur le volume d’emploi et les mesures d’accompagnement) et vise la production des règles de la relation d’emploi en vue d’une régulation conjointe.

La négociation dans l’entreprise repose ainsi sur de nouvelles dynamiques avec un engagement croissant des salariés et une orientation vers la coopération.

La pluralité des trajectoires et des « régimes » de restructurations

Les restructurations ne se réduisent pas à une adaptation des structures économiques à des modèles qui seraient extérieurs aux acteurs, mais engagent un processus de débat argumenté entre les acteurs qui fait apparaître une pluralité de trajectoires.

Les auteurs invitent à les analyser comme des processus diffus, récurrents et complexes de réorganisation, qui ont lieu en période de crise comme en période d’expansion (activité courante de gestion). Elles ont des conséquences multiples et variables sur la définition de l’entreprise (sur le périmètre ou le capital de l’entreprise, la définition des marchés pertinents, les méthodes de production, l’organisation du travail, les compétences des salariés de l’entreprise notamment) et ont nécessairement un impact sur l’emploi (sur son volume ou sur des dimensions plus qualitatives).

En France, les premiers cas étudiés de restructurations datent de la crise des années 1930, au cours de laquelle la baisse des activités s’est traduite par une réduction de l’emploi (chômage partiel ou complet).

Les organisations syndicales se mobilisent en empruntant des voies et des stratégies différentes, moins contre les décisions de restructuration que par rapport à la prise en charge des travailleurs qui en sont les victimes. Ces mobilisations mènent à une pluralité de réponses possibles à la crise (A. Moutet). Les restructurations suivent des trajectoires variées selon les périodes, mais aussi selon les entreprises et les « mondes de production ». Depuis les années 1980, le nombre de dimensions à prendre en compte et de questions à résoudre s’est multiplié (R. Salais). Cela témoigne de la complexité du phénomène et de l’influence des mobilisations collectives sur celui-ci.

On retrouve cette diversité de trajectoires au niveau européen, fruit de la culture et de l’histoire des systèmes nationaux de relations professionnelles. Par son action législative et politique, l’Union Européenne a tenté de construire un socle commun des restructurations en Europe. Les mesures phare en sont la directive sur les licenciements collectifs (1975), la création des Comités d’Entreprises Européens (1994) et l’instauration de l’information-consultation des travailleurs (2002). Ces mesures obligent une implication minimale des salariés dans l’ensemble des Etats membres et produit une expertise sur le phénomène des restructurations.

Mais la mobilisation de ces droits reste très dépendante du contexte national (S. Laulom). C’est ce que l’on observe en comparant l’application de la directive de 2002 dans les cadres institutionnels français et britanniques (S. Deakin, A. Koukiadaki). Bien que chaque situation soit particulière (différences culturelles, politiques, économiques qui peuvent être source de tensions), il existe tout de même un socle commun de droits fondamentaux transnationaux.

Les restructurations transnationales permettent de voir la façon dont les choix stratégiques opérés par la direction au niveau central peuvent être modulés par des formes plus locales de gouvernance, par l’étude du « jeu d’acteurs », comme chez Alstom (F. Lefresne et C. Sauviat) et chez Dim (A. Surubaru). Les restructurations sont des dynamiques économiques qui s’inscrivent dans la durée et se caractérisent pas un enchevêtrement de décisions relatives à la localisation des activités productives.

La mise en place d’accords cadres européens ou internationaux laissent présager la création d’une instance transnationale d’information et de consultation liée aux restructurations d’entreprises qui serait peut être à même de diminuer les particularités nationales (I. da Costa, U. Rehfeldt).

Le droit comme outil

L’originalité de cet ouvrage est, à travers l’étude de cas concrets, de sortir d’un déterminisme économique, pour mettre au jour la place des règles, des cadres institutionnels et des pratiques des salariés et de leurs représentants dans les restructurations. Contrairement à la théorie économique qui étudie l’activité d’une firme en dehors de toutes influences extérieures, cet ouvrage montre que le fonctionnement de l’entreprise est dépendant du cadre institutionnel dans lequel elle s’insère (à la fois les règles formelles et les règles informelles), menant à une pluralité de trajectoires.

Cette démarche s’inscrit dans une sociologie du droit qui appréhende la manière dont les acteurs se réapproprient les règles juridiques comme des outils pour leurs pratiques. Le droit n’est pas conçu ici comme une réglementation extérieure à l’activité des représentants des salariés mais comme une référence pour l’activité collective.