La lecture de cet ouvrage s’impose à tous ceux qui souhaitent s’approprier une grille de lecture pour mieux aborder la problématique des entretiens professionnels. Christophe Dejours nous y explicite les difficultés rencontrées et suggère quelques pistes pour parvenir à les surmonter. Ill ne s’agit pas de condamner l’évaluation, mais plutôt de la repenser pour qu’elle porte sur le travail et non sur la personne.

L’exercice a toujours suscité des controverses. S’il a pu s’accommoder de l’évaluation du temps de travail en remplacement de celle du travail, cela n’est plus possible aujourd’hui : pour la majorité des activités exercées, le temps passé ne permet plus leur mesure. De manière générale, il est illusoire de penser évaluer le travail, alors que pour sa plus grande part, il est non observable et non mesurable.

Christophe Dejours montre ainsi que seule la parole peut expliciter le travail réalisé. Mais cette parole se mérite, car cela demande au salarié de dévoiler comment il a dû ruser, tricher, détourner les procédures et le travail prescrits pour atteindre les résultats « performants ». Pour l’auteur, en effet, les objectifs ne peuvent être atteints que si le travail prescrit n’est pas respecté. Pour faire la grève du zèle, ne suffit-il pas d’ailleurs d’appliquer strictement les procédures ?

Se dévoiler nécessite ainsi un climat de confiance, difficilement compatible dans des environnements de compétition où pour survivre, il faut être reconnu comme le plus fort.

L’exercice d’évaluation peut entraîner des dérives, notamment quand la performance est seule analysée. En ne s’intéressant qu’aux résultats quantitatifs tels que le chiffre d’affaires, le nombre de dossiers traités, d’usagers reçus, sans reconnaître ce que cela demande d’effort, d’ingéniosité, de recherche, d’habileté et de savoir-faire, l’évaluation est forcément partiale ! « La mesure de la performance n’est pas l’évaluation du travail, parce qu’il n’y a aucune proportionnalité entre performance et travail. »

Pour Christophe Dejours, si les gestionnaires ont gagné la bataille de l’évaluation, il est temps que les chercheurs en sciences de gestion se mobilisent pour démontrer que tout n’est pas évaluable et œuvrer à ce que cessent les mauvaises pratiques, avec elles la dégradation des conditions de travail.

Pour autant, même s’il est difficile, l’évaluation est un exercice indispensable. Il s’agit donc de le repenser, de l’amender, de le faire évoluer. Au-delà de dispositifs comme le fameux « 360° », la solution passe par le collectif. Des collectifs spécialisés dans l’écoute pour faire émerger les spécificités du travail à évaluer ; d’autres, constitués de pairs, pourraient permettre d’établir un jugement équitable sur la qualité du travail. L’évaluation, au lieu de dénaturer la perception du travail, pourrait alors jouer un rôle essentiel dans cette exigence discrète mais essentielle des hommes et des femmes qui travaillent : la reconnaissance.

Les anciens ont certainement un rôle à jouer pour mieux établir la connaissance du travail et la transmission des savoirs. L’existence d’une période durant laquelle il n’y avait pas d’évaluation mais où la performance globale pouvait être excellente, doit aussi nous amener à réfléchir sur la compétence collective et sa mesure.

Ainsi, sans oublier que l’entreprise est quelquefois le lieu où l’on apprend le pire (duplicité, mensonge, dissimulation, manipulation) mais en veillant à ce que ce soit le meilleur qui l’emporte – l’esprit de coopération, l’exercice de la démocratie – l’évaluation pourra trouver ses formes. Elle prendra en compte, pour reprendre les termes de Christophe Dejours, « non seulement des critères relatifs à la vérité des états de choses dans le monde objectif, mais aussi des critères de justices et des critères relatifs à la santé de chaque individu qui travaille ».

Mémoires

Il ne faut pas se laisser rebuter par la sobre banalité du titre : « mémoires », ni par l’épaisseur des 500 pages de cet ouvrage. Ce sont bien les mémoires du chrétien engagé à La Vie Nouvelle, du conseiller syndical de la CFTC/CFDT, du conseiller social du Premier ministre gaulliste, de l’expert du Commissariat au plan, du ministre des finances, du président de la Commission européenne et du non-candidat à la Présidence de la République, de celui qui, selon la citation placée en exergue n’a pas voulu « être quelqu’un » mais a voulu « réaliser quelque chose ».

Qu’on l’apprécie ou non, sa stratégie politique est bien connue : c’est celle du « réformisme » qui vise à « améliorer petit à petit les choses », qui croit « que rien n’est jamais acquis, mais que des instances appropriées sont nécessaires ».

On pourra ainsi suivre les débats qui ont traversé la France, avec le gouvernement de gauche qui après 1981 a choisi une certaine « rigueur » économique. Puis à partir de 1985, le lecteur sera au cœur de la construction européenne. La pédagogie de l’auteur permettra à ceux qui ne sont pas familiers avec le fonctionnement des institutions européennes d’en comprendre les raisons d’être, les mécanismes et les enjeux. Cette période est dominée par la chute du mur de Berlin en 1989 et « l’élargissement » historique de l’Europe à l’est, si nécessaire et si longtemps attendue, mais sans que l’indispensable « approfondissement » ne soit au rendez-vous, par un renforcement de l’intégration européenne. Jacques Delors envisage de « concilier » l’élargissement et l’approfondissement par une « avant-garde » de pays progressant plus rapidement que les autres sur le chemin de l’unification.

La gestation de la monnaie unique de l’Ecu à l’Euro illustre bien comment la « méthode Delors » a pu surmonter les obstacles vers ce qui constitue certainement la réalisation la plus tangible de la construction européenne.

Tout au cours de ces mémoires, Jacques Delors rappelle l’importance qu’il a toujours attachée à la dimension sociale. Ce fut le cas dans son action en France, comme en Europe, avec les efforts qu’il a conduits pour que les partenaires sociaux européens se constituent, et progressivement voient reconnus leur rôle d’acteurs capables de négocier, de signer des accords et de participer à la définition de la législation sociale européenne. Si Jacques Delors reconnaît préférer l’ambiance du syndicalisme à celle des partis politiques, ses mémoires nous permettent d’approcher un demi-siècle d’action, toujours marquée par l’attention portée à l’évolution de la société, au rôle des partenaires économiques et sociaux, aux débats entre politiques et intellectuels et à l’importance des idées dans l’Histoire.

La puissance des normes

La norme est au cœur de la règle du jeu nécessaire à tout rapport social. Dans nos sociétés modernes, elle n’est pas fondée sur un référent qui s’impose à tous comme dans les sociétés théocratiques par exemple. De ce fait, les normes, ne venant plus « d’en haut », évoluent dans le temps. Dans cet ouvrage, sociologues du travail et juristes s’interrogent sur la conception du système normatif dans nos sociétés post-industrielles et sur son rôle dans la régulation des comportements au travail. Ils décrivent comment, dans les enjeux des relations professionnelles, les normes sont perpétuellement remises en question et remodelées au gré des rapports de force et de pouvoir entre les différents acteurs. Sur ce terrain labouré par les syndicalistes, l’ouvrage constitue une mine de réflexions stimulantes pour situer le sens de notre action collective, où la norme revêt une portée éthique autant qu’une dimension juridique.

Nous sommes entrés dans un nouveau système productif avec la mondialisation des marchés et les mutations technologies qui changent notre rapport au temps et à l’espace. Les entreprises doivent être plus réactives pour faire face à des demandes de services de plus en plus différenciés. L’apparition des flux tendus, des teamwork par projet impliquant davantage les salariés, leur mobilité accrue, la précarisation suggèrent que les anciennes normes d’emploi se décomposent, dans un système où l’emploi tend à devenir une variable d’ajustement privilégiée pour les employeurs. C’est la fin de la norme d’emploi standard, de la norme salariale fordienne des trente glorieuses marquée par les CDI, la durée de travail hebdomadaire, le travail à temps plein, les statuts sécurisés par des garanties statutaires, les carrières ascendantes. Les cadres eux-mêmes ne sont pas épargnés et leur groupe longtemps homogène se disloque. Leur statut, moyen de reconnaissance et de mobilisation, avait expérimenté la flexibilité dans une perspective dynamique de carrière. Il est à nouveau sollicité pour s’adapter aux contraintes extérieures dans une perspective défensive.

A l’ancienne norme unique succèdent des normes plurielles, placées sous le signe de l’adaptation à la situation de l’emploi. Ces normes s’élaborent désormais à plusieurs niveaux. D’une part, on négocie des pactes sociaux au plan national et, depuis le traité d’Amsterdam, et à partir des lignes directrices définies ensemble. les Européens adoptent des plans d’action convergents pour l’emploi. Mais parallèlement, on assiste à l’explosion d’accords d’entreprise visant à répondre à la spécificité de leur environnement. De plus en plus, la négociation du temps de travail est liée au souci du maintien de l’emploi et à l’amélioration de la compétitivité. On assiste ainsi à une atomisation de la régulation, à l’apparition d’un pluralisme normatif.

Le droit se négocie de plus en plus et contribue à désacraliser, à relativiser une norme élaborée jusque-là uniquement par le haut. Cette évolution traduit en fait la diversité des situations et les conflits d’intérêts entre les groupes d’acteurs, leurs stratégies diverses. Les travailleurs peuvent vouloir opposer leurs propres normes professionnelles valorisant leurs compétences, les normes égalitaires plus que hiérarchiques, leur élaboration coopérative plus que conflictuelle.

D’où l’importance de l’enjeu de la démocratisation du pouvoir au sein de l’entreprise. Il s’agit de concevoir cette dernière comme un lieu de production de richesses, soucieux de performance globale et non plus comme une société d’actionnaires où prédomine la rentabilité strictement financière. Plus largement les auteurs nous invitent à réfléchir aux nouvelles tensions liées à l’apparition d’identités multiples pour le citoyen à la fois salarié, actionnaire et consommateur exigeant. D’où l’intérêt stratégique de construire de nouveaux contrepouvoirs, de négocier de nouvelles alliances productives avec d’autres acteurs, en particulier les consommateurs, porteurs de nouvelles exigences normatives.

Achevé d’imprimer en avril 2004 sur les presses de l’imprimerie L’Artésienne à Liévin (62). La directrice de la publication, Anousheh Karvar