Un travail conséquent a été mené à la CFDT autour d’une idée forte : mobiliser l’épargne des salariés en direction d’investissements socialement responsables, les agences de notation sociale comme celle que dirige aujourd’hui Nicole Notat ayant comme rôle d’évaluer les entreprises afin de permettre une bonne direction de ces investissements.

Peser sur les flux financiers

Difficile à manier, ce levier est toujours d’actualité mais il peine un peu à démarrer, notamment pour des raisons culturelles. La culture financière n’appartient pas au patrimoine génétique de notre organisation, et nombre de militants considèrent encore qu’utiliser la force de l’argent et non celle des hommes est un jeu de patrons, non de syndicalistes. Il y a à la fois une réticence culturelle ou politique, et un défaut de compétence, qui pourrait être surmonté avec des moyens complémentaires et en premier lieu de la formation.

L’actionnariat salarié est un second levier d’intervention, même si comme nous avons eu l’occasion de le souligner dans ces colonnes l’exercice reste éminemment délicat, en contraignant les représentants des salariés actionnaires à adopter des positions potentiellement contradictoires. Mais il y a ici des opportunités à saisir, dans la mesure où la tendance dans les grandes entreprises est au développement de l’actionnariat salarié. L’un des enjeux, pour elles, est de motiver mais aussi de fidéliser les cadres ; pour nous, organisations syndicales, c’est de fortifier notre présence au sein des instances où se prennent les décisions, ne serait-ce que pour avoir un droit de regard. Il y a ici une possibilité d’information qui peut utilement compléter celle du comité d’entreprise.

Savoir est essentiel, et l’on connaît toute l’importance qu’a aujourd’hui l’information financière dans les relations entre investisseurs et entreprises. Cette information a aujourd’hui tout autant d’importance dans les relations de l’entreprise avec ses autres parties prenantes, et elle est essentielle pour les organisations syndicales. Les marges de manœuvre dont nous disposons lors d’une négociation, notre capacité à anticiper les mouvements de la direction où les décisions du conseil d’administration, dépendent largement de l’information dont nous disposons et de notre capacité à traiter cette information.

Mais la question de l’action au sein du conseil reste entière. Il est évident que notre ambition d’influer sur la direction des masses financières trouve naturellement ses limites en termes de puissance de feu, pour les raisons culturelles que j’ai évoquées mais aussi en raison des masses considérées. Comment intervenir, comment peser sur les stratégies économiques et les logiques financières qui ordonnent et régissent les organisations de travail ? Je crois qu’il nous faut avancer résolument sur cette question, comme semble d’ailleurs nous y inviter le texte des résolutions du prochain congrès de la CFDT.

Jusqu’ici, il me semble que nous sommes restés dans ce qui avait pu être dans les années 1980 un apport intellectuel et politique décisif, l’idée du « conflit des logiques ». Cette formule d’Edmond Maire a pu nous aider à formuler plus finement ce qui auparavant était dit et vécu en termes de chocs, de purs rapports de force, de différences irréductibles entre le patronat et le salariat ; nous avons appris à considérer avec plus de mesure l’approche patronale, à considérer sa « logique » et non plus ce qu’elle avait d’inacceptable, ce qui nous a aidé à développer des stratégies moins brutales et souvent plus opérantes. Mais cette idée du conflit des logiques a fini par nous enfermer dans un type de raisonnement qui atteint aujourd’hui ses limites. En construisant ainsi nos représentations et nos stratégies d’action, nous continuons à raisonner « par appartements », en distinguant nettement le social et l’économique, par exemple.

Or, je ne suis pas certain qu’en les opposant ainsi, on ne relègue pas le social dans une sphère d’action et d’influence de plus en plus réduite. Le pouvoir économique est lui-même soumis au pouvoir financier, qui est libre comme l’air et peut se jouer des réalités sociales et professionnelles, puisque dans un contexte de liquidité des actifs il s’est affranchi d’une partie des liens qui l’unissaient au monde industriel. Ce pouvoir financier ne se représente l’entreprise que comme une série d’indicateurs statistiques. Ces indicateurs sont-ils mauvais ? Il se retire. Le trait est un peu grossi, certes, et la permanence d’un capitalisme patrimonial et familial dans les grandes entreprises du CAC 40 incite à nuancer l’image de cette volatilité du capital. Mais sur le fond, une part croissante des actionnaires se comportent comme des clients : ils ne demandent pas comment fonctionne ce qu’ils achètent, ils souhaitent juste que cela fonctionne. Sans quoi ils n’achètent pas, ou encore ils revendent.

La liquidité des actifs est sans doute l’un des traits les plus marqués de ce que nous nommons aujourd’hui « mondialisation », et qu’un économiste comme Daniel Cohen préfère décrire comme une troisième révolution industrielle. Le monde du travail, organisations et travailleurs confondus, est tout simplement moins mobile que le capital, qui peut « faire son marché » à sa guise.

Le terrain des représentations

Dans ce contexte, on voit bien ce qu’a de judicieux l’idée de la notation sociale, en tentant de jouer sur le système de fixation des prix de ce marché un peu particulier, dont les grandes agences de notation financière tiennent les clés par leurs recommandations ; mais on voit aussi par où elle pèche. La notation sociale peut avoir du sens pour une catégorie d’investisseurs particulière, et disons-le d’emblée minoritaire, mais elle ne joue que bien peu sur les principaux flux financiers mondiaux.

Cela ne veut pas dire qu’il faille y renoncer, bien au contraire, mais ce n’est pas l’alpha et l’oméga d’une stratégie qui dans l’état actuel des choses a tout à gagner à prendre pied dans le monde de la finance. Il y a dans l’idée de la notation sociale une intuition qui demande à être creusée : celle de lutter sur le terrain des représentations de la valeur des entreprises.

Observons d’emblée que le monde des fonctions publiques et des services sociaux est lui aussi percuté par cette question, car dans les arbitrages politiques et les votes des budgets, c’est bien aussi d’une représentation de la bonne santé du pays et de ses stratégies de développement qu’il s’agit. Les classements des pays, les « notes pays » publiés par divers acteurs ne sont-ils pas fondés sur des critères excessivement économiques ? Représenter la bonne santé d’un pays à travers le Produit intérieur brut est-il indicatif de sa tenue économique, du bien-être de ses habitants ? Quelle est la valeur des biens publics, des services qui ne rentrent pas dans le compte de ce PIB ? La mesure d’une performance économique à l’aune des biens produits n’est-elle pas qu’un souvenir de la société industrielle ? Le débat est ouvert, en tout cas, et la façon dont il sera tranché n’est pas sans incidence sur certaine façon de traiter les acquis sociaux, à commencer par le dernier en date : les 35 heures.

Lutter sur le terrain des représentations est donc probablement une idée à suivre. Mais, comme je l’écrivais plus haut, à raisonner « par appartements » on prend le risque d’affaiblir le social, de le laisser sans armes. A l’inverse, il me semble que c’est en intégrant profondément performance économique et performance sociale, en travaillant les représentations de façon à les rendre indissociables, que l’on peut donner une chance au social. Une telle idée, que l’on pourrait résumer dans la formule d’une performance globale, a elle aussi ses limites, mais elle a pour avantage de se décliner à différents niveaux : celui de l’entreprise, celui du territoire, celui de l’espace national et européen.

Expliquons-nous, car si cette idée de performance globale peut paraître abstraite, elle est en réalité très concrète. Il s’agira, à l’échelle d’une entreprise par exemple, de faire apparaître le coût économique de mauvaises pratiques sociales, et à l’inverse de faire apparaître les bénéfices de bonnes pratiques. Formation, insertion de jeunes diplômés, maintien dans l’emploi des seniors, retour sur expérience et non pas simple reporting sont peut-être des « coûts », d’ailleurs maîtrisables ; mais ces coûts visibles sont aussi des avantages dès lors qu’on arrive alors à réduire le turn over (combien coûte le recrutement d’un cadre, entre temps de latence, heures de travail, rémunération du chasseur de tête ou de l’agence ?) et qu’on crée une compétence collective qui permettra à l’entreprise de faire la différence.

Ce modèle peut se vérifier à toutes les échelles, celle d’une PME de services comme celle d’une multinationale ou d’une administration publique. C’est en réalité à une nouvelle façon d’évaluer la performance et incidemment d’évaluer la valeur des collectifs que nous devons aujourd’hui travailler ; dans le dialogue avec les donneurs d’ordres, c’est cette valeur qu’il faut faire apparaître. Non pas seulement en tant qu’une représentation portée par le monde du travail ou les organisations syndicales, mais parce que c’est une représentation intégrable par l’ensemble des parties prenantes.

C’est, comme le suggérait récemment Michel Aglietta, à la construction d’un « intérêt commun » qu’il faut travailler. Clé de cet intérêt, négligée par la culture gestionnaire et financière qui prévaut aujourd’hui, la pérennité des entreprises. Casser cette approche par appartements suppose de sortir des représentations de monopoles : aux patrons l’économique, aux organisations syndicales le social. Et à qui donc le sociétal ? Aux seuls pouvoirs publics ?

En se délitant, le compromis fordiste qui était fondé sur un partage de la valeur ajoutée et sur une « promesse » des entreprises à leurs salariés (sécurité, salaire, promotion sociale et progression de carrière) a cédé la place à une ignorance du social, chez nombre de gestionnaires, qui les amène à de véritables contre-performances économiques : et c’est cela que nous devons et pouvons mettre en évidence, en amenant les entreprises à abandonner le courttermisme et le moins-disant social au profit de logiques de construction collective de la performance. Cette dimension collective, précisons-le fortement, ne peut se concevoir que dans un périmètre élargi au groupe. C’est en maîtrisant le risque environnemental, en n’étranglant pas ses sous-traitants, en formant les salariés, en créant et en stabilisant des équipes, en jouant sur la qualité que l’on peut aujourd’hui conserver des marchés.

On n’insistera jamais assez, ici, sur l’importance de la formation : les efforts de Christian Thuderoz1 (Insa Lyon) dans le monde des écoles d’ingénieurs, ceux que nous menons dans celui des écoles de commerce avec notamment Audencia à Nantes, le travail mené par Eve Chiapello à HEC avec le management alter, ont la même ambition de former des managers capables d’intégrer le social, l’intérêt général et le sociétal, sans oublier une vraie préoccupation pour le travail dans leurs pratiques, non pas comme un supplément d’âme, mais comme une condition du succès. Le monde des cadres, de plus en plus fermé à ceux qui sont « sortis du rang », est aujourd’hui menacé de se replier sur des représentations qui ignorent la réalité du travail et les réalités sociales, faute de les avoir apprises au service militaire ou dans leur cursus. N’attendons pas de jeunes gens sortis des écoles de commerce qu’ils soient capables de raisonner autrement que des gestionnaires, autrement que les investisseurs qui dominent les organisations, si nous n’essayons pas d’inverser le cours des choses en les aidant à sortir d’une certaine forme de pensée unique. C’est une culture d’entreprise, une culture économique en prise sur le monde du travail, et non pas seulement sur les modèles de raisonnement de la gestion financière, qu’il s’agit aujourd’hui de construire. La formation des cadres et des futurs managers est dès lors un de lieux d’action les plus importants si nous voulons mener une action ambitieuse.

La compétitivité des entreprises ne se joue pas que sur la chasse aux coûts : telle est l’idée force d’une performance globale conçue dans l’horizon d’une pérennité des organisations et qui promeut l’innovation, la formation, l’investissement dans la valeur humaine. La finalité d’une entreprise ne se joue pas que sur le taux de rentabilité à servir aux actionnaires, telle est l’idée d’une responsabilité globale de l’entreprise sur son environnement, interne comme externe.

1 : Christian Thuderoz & Guy Minguet, Travail, entreprise et société. Manuel de sociologie pour ingénieurs et scientifiques, PUF, 2005.