La rédaction : La gestion des entreprises est-elle différente selon la nature de l’actionnaire ?

Paul Cadot : La nature de l’actionnariat a eu, a et aura des conséquences sur le fonctionnement des entreprises. Suivant cette nature, les objectifs fixés au management peuvent être sensiblement différents. Par exemple, une société de services créée pour mutualiser une activité commune à plusieurs entités distinctes ne se verra pas demander de créer de la valeur ou du dividende mais d’assurer le service commun au moindre coût. Un exemple inverse est celui d’une société faisant abondamment appel à l’épargne internationale : elle devra négocier avec ses actionnaires les objectifs de création de valeur (évolution du cours de l’action et dividendes servis) qu’elle va leur assurer. Entre ces deux extrêmes, tous les cas de figure intermédiaires existent.

Des stratégies très différentes

Les propriétaires personnes physiques (Milliez, Arnaud) n’ont pas les mêmes objectifs que ceux qui ne s’impliquent pas dans la gestion et n’ont pas de stratégie industrielle, n’attendant de leurs placements qu’une rentabilité financière. Cela dit, l’ancienne génération de patrons, qui était capable, en possédant trois pour cent du capital, de gérer à sa guise un ensemble mondial, voit lui succéder une deuxième génération obligée de composer avec les financiers d’aujourd’hui. Les pétrodollars tels ceux gérés par Check Yamani étaient soucieux du long terme et peu attirés par les risques. Les fonds de pension proprement dit (pensions funds) anglo-saxons ont la même attitude, ils placent des actifs à très long terme comme contrepartie d’engagements pris pour financer des pensions de retraite. Les mutual funds, les SICAV, les placements des compagnies d’assurance-vie et les divers fonds communs de placement sont à la recherche de rendements sûrs et importants leur permettant d’être attractifs sur un marché très concurrentiel. Les hedge funds sont des fonds spéculatifs, à la recherche de plus-values importantes à court terme, quitte à prendre des risques. Il existe aussi des capitalistes dépeceurs, les spécialistes de la « revente par appartements » de sociétés en difficulté recelant des plus-values latentes. Le plus bel exemple français fut celui d’une fratrie du Nord qui « acheva le mouton » après l’avoir acheté pour vivre de sa tanière.

L'Etat peut jouer bien des rôles

Quant à l’Etat, il peut être actionnaire dormant voire complaisant ou actif voire activiste. Rappelons par exemple qu’il a fallu les nationalisations de 1981 pour opérer un certain nombre de restructurations industrielles sur des critères autres que la plus-value encaissée par les actionnaires au moment de la fusion-acquisition. Le seul avantage économique des nationalisations mitterrandiennes a été de permettre, entre 1982 et 1986, une remise en ordre de l’industrie française. Comme dommage collatéral, la nationalisation des pertes a permis à certaine famille de reprendre le chemin du pouvoir patronal...

L.r. : Concrètement ?

P.C. : J’ai connu dans ma carrière dans une même entreprise, Berliet, devenue Renault Véhicules Industriels, plusieurs sortes de capitalistes, et j’ai constaté de visu que leur stratégie et leurs critères n’étaient pas les mêmes.

La saga d'une entreprise

L’actionnaire historique était la famille Berliet, qui vivait pour des projets industriels, même s’ils n’aboutissaient pas toujours, qui avait une stratégie de produits et d’expansion de l’entreprise. A la Libération, l’entreprise de Paul Berliet, suspecté de collaboration, a été confisquée et mise en gestion ouvrière, contrairement à celle de Louis Renault qui est devenue une régie nationale. Cette expérience a duré quelques mois, puis la famille Berliet, blanchie, est revenue au pouvoir. Je n’ai pas vécu cet épisode mais il a laissé des traces dans l’entreprise, expliquant en particulier les relations privilégiées que le président entretenait avec une organisation syndicale et un parti politique. Paul Berliet avait hérité une usine de son père, il voulait laisser sa propre trace, et a choisi le Tiers-Monde pour ce faire. Il se voyait en acteur du développement, disant que Lyon, capitale des missions africaines, devait devenir la capitale des missions industrielles. Il voulait faire de beaux produits, utiles au client. Il était fier qu’en Afrique « Berliet » soit devenu le nom commun pour « camion » et un slogan de l’époque était « comptez-les, un sur deux est un Berliet ». Il fonctionnait par projets, qui n’étaient pas toujours très rationnels. L’entreprise a construit cinq exemplaires du T100, un camion de cent tonnes qui a coûté une fortune en études et dont pas un seul n’a été vendu. Les produits étaient beaux mais l’entreprise a fait faillite. Elle a été reprise par Citroën en 1967. L’actionnariat de celle-ci était assez spécial : au milieu d’un certain nombre de petits porteurs et à côté de pétrodollars qui n’intervenaient pas directement, il y avait un gros actionnaire : le fournisseur en pneumatiques du constructeur. Citroën était typiquement « une boîte d’ingénieurs » qui avait aussi le culte de la technique et pas la culture de la finance. Cette absence d’attention portée à la rentabilité a aussi conduit à Citroën à la déconfiture.

L’Etat, à l’époque giscardienne, a joué au mécano industriel : Citroën a été donné pour le franc symbolique à Peugeot et en compensation Renault a obtenu Berliet. L’Etat, via la Régie Renault, est donc devenu propriétaire de Berliet. Il a laissé ensuite les managers gérer à leur guise. Il s’est occupé des restructurations dans l’urgence (RVI née de la fusion entre Berliet et Saviem) mais pas de la gestion.

Dans le cadre du rapprochement entre Renault et Volvo, Volvo Trucks a pris une participation dans le capital de RVI qui allait de pair avec l’arrivée de notre maison-mère au capital du constructeur suédois. Les Suédois étaient pour nous un sleeping partner avec deux places au conseil d’administration, ce qui était important était la collaboration des deux entreprises sur des études pour le développement à long terme. La décision des actionnaires de Volvo de ne pas accepter Renault a cassé cette collaboration.

Récemment, le groupe a été confronté au capitalisme des funds. De ce point de vue, il est heureux que le gouvernement français ait soutenu le rachat de Nissan par Renault : cette opération a provoqué le départ du capital de Renault des fonds qui recherchent la rentabilité à court terme.

Aujourd’hui, l’actionnariat est éclaté, à côté de la participation résiduelle de l’Etat (encore 48 % tout de même). Et demain, si l’Etat se retire, le groupe Renault peut devenir un gibier d’OPA.

L.r. : Ou être racheté par les salariés ?

P.C. : Les salariés du groupe Renault représentent le premier actionnaire privé mais ils ne sont pas regroupés. Leurs titres sont conservés dans un fonds interne, ce qui permet de ne pas payer de droits de garde, mais aux assemblées générales chacun a son droit de vote individuel. Ils ne pèsent pas.

Pas de pouvoir mais l'influence

D’une manière générale, les entreprises dans lesquelles les salariés avaient une part importante au capital ont en majorité été obligées de jeter l’éponge : Turboméca, les Verreries ouvrières d’Albi, les Chantiers Jeanneau, UTA, Essilor... Un jour ou l’autre les salariés ont perdu le contrôle du capital, que l’aventure ait été un échec (faillite ou reprise par une entreprise classique) ou une réussite (le besoin de capitaux a alors conduit à la dilution des avoirs salariaux). Les salariés se retrouvent dans l’un et l’autre cas exactement dans la même situation qu’une famille fondatrice. Le salariat ne peut pas être durablement l’actionnaire de référence (il y a un moment où il ne peut pas suivre) mais il y a un moment où il s’exprime et pèse sur les décisions les plus importantes. Contrairement à ce qu’on croyait jusqu’à il y a peu, une participation minoritaire mais significative des salariés au capital, si elle est sans influence sur la vie « ordinaire » de l’entreprise, peut avoir un poids déterminant lors des opérations structurantes (OPA, fusion, etc.). On a vu il y a quelques mois les effets de l’hostilité du personnel de la Société Générale envers la BNP et de celui d’Elf envers leur dirigeant.

L.r. : Etait-ce seulement parce les salariés étaient actionnaires qu’ils ont eu un poids dans ces OPA ?

P.C. : Le personnel non actionnaire peut aussi peser sur certaines décisions stratégiques. Nous l’avons vu il y a quelques mois en Vendée quand le personnel d’une entreprise s’est massivement mobilisé pour empêcher le départ du directeur, départ prévu par la société internationale actionnaire principal. J’ai connu aussi le cas il y a quelques années d’un industriel de l’Isère. Il avait cru intéressant de s’allier à des Italiens qui ont ensuite voulu le déposer. Le personnel a parfaitement compris que la stratégie du groupe était de fermer la société française et de garder son marché pour sa propre production. Il s’est alors mis en grève, avec occupation des locaux, en laissant au président une ligne téléphonique pour qu’il trouve des appuis afin de racheter l’entreprise. Celui-ci a mis ses relations familiales à contribution et récupéré le contrôle. L’existence de la société était alors assurée. Dans un cas très différent, celui des Mutuelles du Mans, les salariés ont fait grève pour obtenir le départ de leur directeur. Si celui-ci avait été actionnaire, ils n’auraient pas pu réussir.

Le pouvoir du salariat passe-t-il par son actionnariat ?

Cela amène à se poser une question : les salariés doivent-ils être actionnaires pour avoir du pouvoir dans l’entreprise ? Et au fond, quels sont et quels doivent être les rôles des propriétaires du capital, des salariés actionnaires, des salariés non actionnaires ?

Une entreprise dispose de deux ressources : la ressource humaine et la ressource financière. La technostructure compose avec les deux, en les manœuvrant l’une et l’autre ou en jouant de l’une contre l’autre. In fine, il faudra peut-être que l’on ait des négociations directes entre les salariés et les propriétaires pour se mettre d’accord sur ce qu’on impose à la technostructure.