La mondialisation est devenue, en France en particulier, un épouvantail, à l’extrême gauche mais aussi pour une partie de la droite, qui l’utilise comme prétexte pour remettre en cause notre modèle social et peser sur la répartition de la valeur ajoutée au profit du capital, ce qui a alors pour conséquence de renforcer le courant protectionniste.

Or la mondialisation n’est pas coupable (c’était déjà le titre en français d’un livre de l’économiste américain Paul Krugman), nous redit Pierre Dockès. Les problèmes que rencontrent la France et l’Europe aujourd’hui ont des causes principalement internes. Pour nous en convaincre, l’auteur nous rappelle tout d’abord quelques résultats de la théorie économique, avant de s’attacher à relativiser les conséquences de la mondialisation sur l’économie française et européenne, et d’insister en conclusion sur la nécessité de développer la régulation, notamment pour parer à un retour du protectionnisme.

L’extension de la division du travail au niveau mondial, par la spécialisation, contribue incontestablement à la création de richesses. En outre, le libre-échange permet des économies d’échelle, stimule les efforts des entreprises en matière de qualité, de diversification et d’innovation, facilite la circulation des hommes, des informations et des connaissances, comme celle des capitaux.

Certes des problèmes persistent. Tout d’abord, les déséquilibres des balances commerciales et/ou de l’épargne et de l’investissement (dans le cas de la Chine par exemple, dont la balance commerciale est fortement excédentaire), éventuellement aggravés par la sous-évaluation/surévaluation durable de certaines monnaies (en l’absence de système efficace de retour à l’équilibre) pouvant entraîner une réduction de l’activité productive et donc de l’emploi dans les pays présentant des déficits commerciaux.

Ensuite, le fait que pendant toute une période d’adaptation, la mondialisation puisse se révéler très coûteuse pour certains individus ou groupes sociaux, certains secteurs de l’économie ou encore certaines régions ou bassins d’emplois.

Certains pays peuvent également y gagner plus que d’autres, notamment parce qu’ils auront su construire des avantages comparatifs.

La spécialisation au plan mondial et son effet d’égalisation des prix des facteurs exerce également une pression sur les salaires des pays avancés, en particulier des moins qualifiés.

Pour toutes ces raisons, un certain protectionnisme peut donc être exceptionnellement justifié, tout au moins temporairement, tant qu’il ne se heurte pas à des rétorsions trop fortes de la part des autres pays. Il faut toutefois être conscient qu’il freine les évolutions. La protection qui fige l’économie dans des activités traditionnelles dont on sait qu’elles ne retrouveront jamais un avantage comparatif est en effet dangereuse, explique l’auteur.

« Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les pays émergents ont gagné six points de parts de marché en volume. ». Mais les effets de la mondialisation sur les économies de la France ou de l’Europe restent limités : -0,1% de taux de croissance par tête entre 1991 et 2003. Ce qui n’empêche que le commerce français est mal positionné : il reste trop centré sur l’Europe et les zones à faible croissance et ses importations vis-à-vis des pays émergents croissent plus vite que ses exportations. Il est également mal positionné sur le plan sectoriel : la France n’exporte en effet que peu d’équipements, or ceux-ci constituent l’essentiel des besoins des pays émergents, particulièrement de la Chine et de l’Inde. Une situation qui tient « au manque de grandes PME (entre 500 et 1000 salariés) exportatrices, à une gamme trop courte de spécialisations, à une trop faible présence de « commerciaux » français à l’étranger, surtout « lointain » (Asie en particulier), à la faiblesse de l’investissement. ».

« Si le problème que posent les délocalisations s’aggrave depuis le début des années quatre-vingt-dix, celles-ci ne sont responsables que de 1 % à 2 % des suppressions d’emplois (entre 11 000 et 13 000) et les investissements directs qui se font en France en créent au moins autant depuis dix ans. ».

Les échanges internationaux ne sont qu’une cause mineure de la désindustrialisation dans les pays avancés, qui tient principalement à l’augmentation de la productivité et à la substitution du capital au travail.

Les capitaux quant à eux continuent d’aller plutôt du Nord au Nord voire du Sud au Nord que du Nord au Sud (l’épargne chinoise finance par exemple une partie des investissements et dépenses gouvernementales américaines). La France a ainsi bénéficié en 2006 de 58 milliards de dollars d’investissements directs étrangers, ce qui la classe au 4e rang mondial ; ils ont créé 40 000 emplois. Cela n’efface pas le risque d’instabilité dû à la croissance des flux de capitaux spéculatifs très volatils, mais il faut se garder de considérer de la même manière le libre-échange des marchandises et celui des capitaux, rappelle l’auteur.

Le malaise social en France a d’autres sources que la mondialisation. Si depuis le début des années 1990, la part des revenus du travail en France est stable, le pouvoir d’achat des salaires nets moyens n’a augmenté que de 1% par an depuis 1995. Pour les salariés à temps complet, le pouvoir d’achat ne s’est accru que pour les 10% d’en bas (grâce à la croissance du Smic) et les 10% d’en haut. « Les septs dixièmes des Français qui constituent les classes moyennes et ont des revenus qui stagnent relativement, sont pris en tenaille entre la « smicisation » qui progresse et la hausse des revenus du haut de l’échelle, sans parler des vertiges du sommet, tandis que les classes populaires « smicisées » voient, sous elles, gonfler l’importance et le risque du paupérisme, de la précarité et de l’exclusion. ». C’est évidemment l’importance du chômage qui permet d’exercer une pression forte sur les salaires. Un chômage dont on sait que 10% au maximum peut s’expliquer par la mondialisation, et qui renvoie avant tout à un déficit de croissance.

Les causes de la faiblesse européenne et française sont avant tout internes, explique l’auteur. Elles tiennent aux politiques macroéconomiques trop restrictives et trop peu réactives (et à une surévaluation de l’euro, qui gêne moins l’Allemagne que la France), au dumping social et fiscal auquel se livrent les pays avancés, à la faiblesse du taux d’investissement, à la crise du système de production de connaissances, des qualifications, des innovations, au manque d’adaptabilité des entreprises et de l’emploi.

Même si la France n’a subi que modestement jusqu’ici, les effets de la mondialisation, il est souhaitable de mettre en œuvre des politiques plus volontaristes, explique Pierre Dockès, rejoignant ici à nouveau Paul Krugman : « L’Etat doit pouvoir diriger les investissements vers des domaines où il peut escompter une amélioration future de l’avantage comparatif dans une activité d’avenir, créatrice de valeur ajoutée, productrice d’externalités positives à l’échelle d’un district ou d’un cluster, d’une région ou de la nation. L’Etat peut, stratégiquement, permettre à l’industrie nationale de prendre précocement des positions qu’il ne sera plus possible à la concurrence étrangère de contester si ce n’est à un coût élevé, dans la mesure où nous sommes en présence de rendements croissants d’une forme ou d’une autre. L’articulation avec la production de connaissances et d’innovation, avec la recherche publique et privée est cruciale dans la mesure où les externalités qu’elles engendrent, retombent sur des zones souvent voisines de leurs lieux de création. ». Encore ne faut-il pas sous-estimer la difficulté de définir de bonnes orientations en la matière. Au-delà des incitations, l’Etat doit également pouvoir recourir à un arsenal réglementaire, mais dont l’utilisation doit être soigneusement pesée, en mesurant les risques de rétorsions ou d’effets pervers.

Il est absolument nécessaire de développer la régulation aux niveaux européen et mondial. Le risque est grand sans cela que, face à une crise grave, ce soit le protectionnisme qui l’emporte, ou encore qu’un recours excessif à celui-ci, pour des raisons sociales et politiques, précipite lui-même l’arrivée de cette crise.

Pour parer au dumping, il faut définir une norme européenne en matière sociale et fiscale, préconise l’auteur, dont, à défaut de l’adopter, les pays n’auraient pas le droit de s’éloigner davantage. De même qu’au niveau mondial, il faut absolument trouver le moyen de réguler les marchés instables (de l’énergie, des matières premières, des produits alimentaires bruts), les déplacements des fonds spéculatifs, les taux de change, etc.

Le protectionnisme est une menace sérieuse : « Nul n’y gagnerait. La crise économique qui secouerait l’économie mondiale serait violente tant le coût de l’adaptation qu’imposerait un retour à des économies autocentrées serait élevé. Et, dans cette crise, les risques d’exacerbation des tensions politiques seraient également élevés. ». Cela vaut aussi pour l’Europe. Ce qui ne signifie évidemment pas « qu’il faille abandonner l’Europe et l’économie mondiale à la loi des marchés ! »

Quatre problèmes, pour finir, devront trouver une solution dans les années qui viennent, explique l’auteur, si l’on veut éviter le retour du protectionnisme. Celui de la Chine tout d’abord, de son excès d’épargne et de la faiblesse de sa consommation, qui devra s’accroître rapidement. Celui des Etats-Unis, symétrique du premier, qui devront retrouver un taux d’épargne suffisant. Celui du Japon, dont les très faibles taux d’intérêts, au sortir d’une décennie déflationniste, nourrissent actuellement un excès de liquidités au niveau mondial, dont il ne faudrait pas qu’il perdure trop longtemps. Celui de l’Europe enfin, qui doit retrouver le chemin d’une croissance soutenue, en se dotant pour cela d’institutions capables de mettre en œuvre une politique économique d’expansion à l’échelle continentale.