On raconte que l’ex-Président George W. Bush aurait dit un jour : « Regardez les Français, ils n’ont même pas de mot dans leur langue pour dire « entrepreneur Â» ! Â». S’il lit le livre (pas trop long !) de Sophie Boutillier et Dimitri Uzinidis, tous deux professeurs à l’Université du Littoral Côte d’Opale, l’ex-président américain y apprendra au contraire, que les économistes français, notamment Jean-Baptiste Say (1787-1832) ont été les premiers à longuement analyser le rôle de l’entrepreneur dans l’économie. Leurs idées ont d’ailleurs traversé l’Atlantique avec un grand succès tout au long du XIXème Siècle.

La figure de l’entrepreneur et de l’auto-entrepreneur, notamment en France, où « l’Entrepreneuriat Assisté par l’Etat Â» est décliné sous toutes ses coutures, représente dans ce livre la force vive du capitalisme. Cette force est à la fois solitaire, quand elle mobilise son potentiel de ressources propres, et collective quand elle tire parti de réseaux de proximité multiples et variés. Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis élargissent le domaine d’analyse, qui est loin d’être entièrement couvert par la recherche en sciences sociales et humaines, en proposant des passerelles transversales entre l’économie et la sociologie.

La première partie de ce court ouvrage récapitule la lignée des économistes qui voyaient en l’entrepreneur le « deus ex machina Â» du capitalisme. Une bonne quinzaine d’auteurs sont présentés ainsi que la manière dont ils ont approfondi la réflexion sur l’entrepreneur « héroïque Â». Sans lui, nous dit-on, l’innovation et le progrès techniques n’auraient pu s’incarner dans les biens de consommation et la croissance. Les regards portés par les économistes sur les entrepreneurs sont toujours admiratifs. De Jean-Baptiste Say (1803) pour qui la « capacité de jugement Â» est déterminante dans le succès de l’entrepreneur, à Mark Casson (1991), pour qui le désir de prouver que son jugement est correct est au cÅ“ur de la motivation entrepreneuriale, en passant par Schumpeter, Knight, Hayek et quelques autres, les économistes s’enthousiasment pour la dynamique du créateur d’entreprise, d’emploi, de marché et de demande solvable. Il ne faut pas s’étonner alors si la réflexion politique et sociale s’approprie l’entrepreneuriat considéré comme l’une des solutions possibles au chômage.

La deuxième partie pose la question de savoir si l’on peut reproduire la logique entrepreneuriale sous l’égide de l’Etat. La discussion sur « l’Entrepreneuriat assisté par l’Etat Â», illustrée par le cas français, en particulier, dévoile un aspect de ce qui pourrait être un recul de l’Etat social face à la création d’entreprises. L’entrepreneur autonome permet le désengagement de l’Etat-Providence : on passe d’une société salariale à une société entrepreneuriale. Mais alors comment faire cohabiter les grandes entreprises et les petites ? En effet, les premières engendrent fréquemment les secondes, avec l’aide de l’Etat, pour mieux les phagocyter quand celles-ci passent le seuil de rentabilité. Il existe là une « aliénation entrepreneuriale Â» qu’il faut élucider, notamment en cas d’échec. Ceci fait l’objet de la partie suivante.

La troisième partie nous mène aux conditions à remplir pour devenir entrepreneur. Dans ce genre d’exercice il est toujours difficile de distinguer clairement ce qui est nécessaire et déterminant pour assurer le succès. Le « potentiel de ressources Â» que Sophie Boutillier et Dimitri Unizidis nous résument est une base d’atouts d’où l’on sait bien que l’essentiel est encore absent ou invisible. En effet, les ressorts mentaux, comme la capacité de résister à la frustration de l’échec, par exemple, s’inscrivent dans un contexte institutionnel. Au-delà de l’Etat national, aujourd’hui les institutions multilatérales (UE, OCDE, ONU,…) traitent de cette question de l’entrepreneuriat pour en « mondialiser Â» le concept et en faire un outil de développement. Ce thème est lié au développement actuel de l’auto-entrepreneuriat, en France.

Enfin, une quatrième partie réhabilite les idées de proximité et de milieu entrepreneurial, qui reviennent en force aujourd’hui dans nos régions. Alfred Marshall (1919) parlait d’« atmosphère industrielle Â» propice à l’innovation entrepreneuriale. Peut-être faut-il maintenant regarder du côté du Sud-Est asiatique pour approfondir la recherche dans ce domaine ?

Ce livre stimulant peut faire l’objet de trois remarques.

On nous dit (page 42) que les syndicats sont à l’origine du chômage parce qu’ils « imposent un taux de salaire trop élevé Â». Indirectement donc, ils favorisent la création d’entreprise en la présentant comme seule issue au chômage. On pourrait aussi bien dire à l’inverse, qu’en luttant pour la hausse du pouvoir d’achat, ils élargissent les débouchés et les opportunités de création d’entreprise. En cas de plan social, par exemple, les indemnités de licenciement forment un apport en capital.

Autre remarque : (page 32) Keynes (1883-1946) dénonce le comportement « peureux Â» des entrepreneurs qui réduisent leurs activités en période de crise, contribuant ainsi à l’aggraver et à rendre nécessaire l’intervention de l’Etat. Cela suggère aussi qu’en temps d’expansion, les entrepreneurs qui accroissent leurs activités favorisent la croissance. Mais alors quels sont les ressorts qu’ils mettent en Å“uvre ? Et pourquoi cela se transforme-t-il en crise ?

Ce qui nous mène à la troisième remarque.

Si l’on en croit la loi de Say, dont toute la science économique est tributaire, « les marchandises s’échangent contre des marchandises Â» à l’origine desquelles se trouvent les entrepreneurs. Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis nous rappellent, à propos de Léon Walras (1834-1910) que « l’entrepreneur vend pour son propre compte Â» (page 19). Mais si les entrepreneurs doivent attendre que leurs marchandises soient vendues pour recevoir leurs profits, comment s’y prennent-ils pour acquérir des marchandises pour eux-mêmes en attendant ? Ils sont exclus de la consommation de ce qu’ils mettent sur le marché car c’est de la vente de ce qu’ils ont produit à d’autres qu’à eux-mêmes qu’ils tirent leurs profits.

Les marchandises ne s’échangent donc pas que contre des marchandises. Il est nécessaire que dans la société un entrepreneur prenne l’initiative de faire une avance sur ses profits pour pouvoir acheter une marchandise. Comme tous les entrepreneurs sont dans la même situation il en découle que la demande solvable des entrepreneurs provient, non pas des ventes pour leur propre compte, mais des avances qu’ils se font à eux-mêmes. La théorie de l’entrepreneur de Say et de ses successeurs ne prend jamais en compte l’exercice de la capacité de jugement appliquée au calcul des avances. Or, c’est là que se trouve l’origine du profit capitaliste : pendant l’exercice de production, les acomptes des uns font les bénéfices des autres. Autrement dit, le caractère salvateur de l’entrepreneur réside dans le risque qu’il prend, après avoir dialogué avec lui-même, de (se) payer ses profits d’avance. Il ne sait pas ce que font les autres entrepreneurs parce que l’économiste ne le lui dit pas mais il s’en doute et il l’espère. Et si ses espoirs sont déçus, c’est la surproduction-déflation, quoiqu’en dise la loi de Say. Ainsi, la dialectique de l’entrepreneur, théorisé par Say, réfute la loi des Débouchés, théorisée par le même Say. Et si la loi de Say est réfutable, c’est qu’elle est scientifique.

Pour conclure, si l’entrepreneur est une force vive, comme le disent Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis, ce n’est pas seulement dans la sphère de la production et de l’innovation, qu’il faut en chercher les sources, c’est aussi dans la sphère financière, où les initiatives (risquées !) viennent renforcer la demande sans laquelle l’offre ne trouve pas preneur. Bien des ressorts cachés animent le « deus ex machina Â». L’économiste doit débusquer ceux qui ont une influence sur l’offre et la demande.