Dans ce livre stimulant, le juriste Alain Supiot, spécialiste du travail et directeur de l’Institut d’études avancées de Nantes, donne des pistes claires pour instaurer la justice sociale face au marché total et revenir ainsi à l’esprit de Philadelphie.

La déclaration de Philadelphie (10 mai 1944) est le premier grand acte normatif de la fin de la seconde guerre mondiale. C’est un texte pionnier, qui entendait faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre juridique international. Son esprit, marqué par Roosevelt et le New Deal, se retrouve dans toutes les grandes déclarations ultérieures de la fin de la guerre, du programme du Conseil National de la Résistance le 15 novembre 1944 à la déclaration universelle des droits de l’Homme le 10 décembre 1948.

La déclaration de Philadelphie donne de la justice une définition globale et compréhensive : « Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales » (article II a). Elle fait de la justice sociale ainsi entendue « le but central de toute politique nationale et internationale ». Dans la déclaration de Philadelphie, l’économie et la finance sont des moyens pour améliorer le bien être des hommes.

De Verdun à Auschwitz, l’homme avait été réduit à l’état de matériel humain. La notion de dignité humaine avait été gommée. En temps de guerre comme en temps de paix, avec Hitler ou Staline, un mode de gestion industrielle des hommes, traités comme des marchandises ou des ressources, s’était installé.

La déclaration de Philadelphie s’inscrit dans un sursaut moral, une affirmation selon laquelle l’homme ne peut être traité comme un animal ou une marchandise, au risque de replonger dans l’horreur des conflits mondiaux et des systèmes totalitaires.

Depuis le début des années 80 et la « contre-révolution ultralibérale », l’esprit de Philadelphie a été dévoyé. Pire que cela, il a été retourné. Dans ce nouveau fondamentalisme économique, le marché est déclaré infaillible, les bienfaits de la concurrence généralisée sont loués, la déréglementation du travail et la libre circulation des capitaux et des marchandises sont devenues des dogmes incontournables. L’ordre spontané du marché doit être à l’abri des urnes. L’insécurité économique des travailleurs et leur exposition au risque sont les moteurs de leur productivité et de leur créativité. Le corollaire de cette contre-révolution, la doctrine néoconservatrice, propose une politique de confrontation avec les pays qui ne partagent pas leur manière de voir le monde, une mise en concurrence du travail et des droits. Nulle place dans ce système pour l’Humain, l’essor du commerce devenant un but en soi. Aux hommes, à nouveau réduits à l’état de choses, de s’adapter à ce nouvel ordre du monde.

Dans les années 90, cette contre révolution s’accélère avec la chute du mur de Berlin et gagne l’Europe. La Commission européenne, plutôt que de proposer un plan Marshall aux pays de l’Est en échange d’une promesse de ne pas pratiquer le dumping social, rate un tournant et fait entrer la révolution ultralibérale dans la construction européenne. C’est une porte ouverte à l’affaiblissement de l’état providence dans les Etats membres, le bénéfice des droits sociaux se concentrant de plus en plus sur ceux qui en ont le moins besoin.

La compétition économique est devenue le but ultime de l’ordre juridique. L’accroissement de la production et du commerce est devenu une fin en soi, et cette fin ne peut être atteinte que par une mise en concurrence généralisée de tous les hommes dans tous les pays. L’aboutissement de ce raisonnement se lit dans le préambule de l’accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en janvier 1995. Dans ce texte, les êtres humains ont disparu de la liste des objectifs assignés à l’économie et au commerce, et avec eux toute référence à leur liberté, à leur dignité, à leur sécurité économique et à leur vie spirituelle.

Ce monde du marché total est une entreprise de réduction de la diversité des êtres et des choses à une quantité mesurable pour embrasser le Marché total, qui englobe tous les hommes et les produits de la planète. Pour qu’un tel système, qui conduit à l’écrasement du faible par le fort n’ouvre pas, comme par le passé, les vannes de la violence, il est urgent de renouer avec l’esprit de Philadelphie, de construire un monde où l’homme est la mesure de toute chose en instaurant plus de justice sociale.

Alain Supiot propose d’examiner cinq voies pour retrouver l’esprit de Philadelphie, émoussé par le passage des trente dernières années. Pour développer la justice sociale, il faut retrouver le sens des limites, de la mesure, de l’action, de la responsabilité et de la solidarité.

La crise de l’automne 2008 n’est que le symptôme d’une crise plus profonde, celle du droit. Il était prévisible que les marchés financiers, dont la déréglementation a été poussée le plus loin, soient les premiers à s’effondrer. Aujourd’hui, le problème n’est pas de réguler les marchés, mais de les réglementer. Ce qui nécessite de retourner sur le terrain politique et juridique et de remettre en selle l’homme.

Il faut d’abord retrouver le sens des limites. Dans un monde conçu comme un ensemble de ressources quantifiables, les liens de suzeraineté sont réapparus, y compris pour des Etats qui n’ont plus de contrôle direct sur leurs sujets.

C’est dans le droit communautaire que ce retour s’est le plus manifesté. Mais aussi au FMI : le pouvoir sur les peuples ne peut s’exprimer qu’à travers l’allégeance des Etats qui se soumettent à ses programmes d’ajustement structurel et renoncent ainsi à une part de leur souveraineté.

Retrouver le sens des limites, c’est donc affirmer la suprématie de la loi sur le lien en redonnant au droit le devoir d’instaurer des limites, pour que le sort des hommes puisse s’améliorer. Ce sens des limites devrait aussi avoir sa place en entreprise, en obligeant les actionnaires à tenir compte de la pérennité des entreprises, ce qui limiterait de fait leur pouvoir.

Il faut aussi retrouver le sens de la mesure et se souvenir que « l’homme est la mesure de toute chose » (Protagoras). Le gouvernement par les chiffres ne peut rien mesurer de juste car l’homme et l’évaluation de son travail ne peuvent être réduits à une somme de performances désincarnées. La performance économique doit être mesurée à l’aune des objectifs de justice sociale. C’est à ce prix que les rapports de force pourront se transformer en rapports de droit.

Le démantèlement du pacte fordiste doit aujourd’hui permettre d’envisager l’élaboration d’un nouveau pacte social, fondé non pas sur l’aliénation des hommes, mais sur leur liberté et leur responsabilité. Il est ainsi primordial de retrouver le sens de l’action, de réformer les droits d’action collective pour rendre aux plus faibles la capacité collective d’agir sur leur propre sort.

Dans l’esprit de Philadelphie, il ne faut en effet pas oublier que la construction du droit doit permettre à la créativité des hommes de s’exprimer, et non le contraire. Lorsque le « juge communautaire » interdit à des citoyens européens de faire grève contre les délocalisations, il s’oppose à ce principe de base.

Pour lutter contre le marché total, il faut aussi retrouver le sens des responsabilités. La Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) est un concept louable, mais sans responsable clairement identifié, il tombe à l’eau. Pour donner une vraie crédibilité à la RSE, il faut que le droit institue des responsabilités solidaires entre les entités constitutives de l’entreprise et organise la traçabilité sociale du produit fabriqué de sa conception à sa vente. C’est en désignant les véritables opérateurs économiques qu’on parviendra à mettre du droit dans les circuits de la libre circulation internationale des marchandises.

Il faut enfin, et c’est essentiel, retrouver le sens de la solidarité. La solidarité, c’est l’institution au sein d’une communauté d’un pot commun dans lequel chacun verse selon ses capacités et peut puiser selon ses besoins. C’est en fait une traduction juridique simple du principe selon lequel toute société a besoin de coopération et de compétition. Les Etats doivent veiller à l’application de ce principe, afin que l’intérêt général soit supérieur aux intérêts individuels.

Ce principe de solidarité pourrait s’exprimer en donnant un rôle central aux mutuelles françaises dans une stratégie de sauvetage de la sécurité sociale française. En étant placées à l’interface de l’assurance maladie et des professions de santé, les mutuelles mettraient fin à certaines absurdités de notre système, comme le paiement des médecins à l’acte. Le renforcement du rôle des mutuelles permettrait aussi de rendre à la médecine ses lettres de noblesse, les médecins pouvant vraiment s’occuper des souffrances de tous. Construire l’Europe de demain sur les bases de la solidarité, tel est le projet final du livre.

Finalement, dans ce livre, c’est la dignité humaine qui est le maître mot. Et revenir à l’esprit de Philadelphie, c’est donner à l’homme, responsable et libre, les moyens de mieux maîtriser sa vie. Cet ouvrage très enrichissant s’inscrit bien dans le contexte actuel de recherche d’ un retour du droit pour créer un monde mieux réglementé, plus juste et plus humain.