Au Maroc, la promotion de la situation de la femme fait depuis longtemps partie des préoccupations affichées par les pouvoirs publics, mais ils s’en sont tenus pour l’essentiel à une approche humanitaire et sociale qui n’a engendré que des résultats décevants. Les politiques pour la promotion de la femme, depuis l’indépendance, mettent l’accent sur l’aspect caritatif de la question : les programmes visent les activités d’entraide sociale, scolarisation, planification familiale, coopérative féminine, mais ne la traitent jamais comme question décisive dans la modernisation du pays. Cette approche se traduit sur le plan institutionnel par « la sectorisation quant aux aspects économiques et techniques, par la marginalisation quant à la dimension sociale et par l’ajournement quant au volet politique et social », pour reprendre les termes d’un rapport de l’ONU.

La promotion des femmes dans le domaine du travail pourrait et devrait être associée à la réflexion sur le développement, car il ne fait nul doute qu’il y a là un potentiel inexploité. Malheureusement, les organisations administratives chargées de la promotion de la condition féminine sont rattachées à des ministères sociaux, dotés de peu de ressources humaines et financières. Les ministères à vocation économique, peu sensibles à la question, investissent peu de ressources pour encourager ou valoriser le potentiel des femmes. On ne s’étonnera pas, dès lors, si celles-ci ne bénéficient d’aucune protection juridique spécifique dans le marché du travail. Cet échec est dû aussi aux effets pervers de la politique d’ajustement structurel appliquée par le Maroc à partir de 1983, jumelé à d’autres facteurs sociaux et culturels.

Le poids de la culture

Le Maroc possède une législation originale, ouverte en matière de droit public et fermée en matière de droit privé. Le statut de la femme marocaine oscille ainsi entre les lois discriminatoires du code du statut personnel et successoral, et celles universelles des droits de l’homme.

Des réformes semblent pourtant en passe de s’engager, qui devraient aboutir à une plus grande cohérence. Le Code de la famille, nommé Moudawana, a été dernièrement soumis à la consultation d’un comité formé par diverses organisations représentatives. Le roi a ouvert la session parlementaire du 10 octobre 2003 en annonçant les réformes suivantes :

  • Adopter une formulation moderne en lieu et place des concepts qui portaient atteinte à la dignité et à l’humanité de la femme.
  • Placer la famille sous la responsabilité conjointe des deux époux.
  • Faire de la tutelle (wilaya) un droit de la femme majeure, qu’elle exerce selon son choix et ses intérêts.
  • Assurer l’égalité entre l’homme et la femme pour ce qui concerne l’âge du mariage.
  • S’agissant de la polygamie : le juge n’autorise la polygamie que s’il s’assure de la capacité du mari à traiter l’autre épouse et ses enfants équitablement et sur un pied d’égalité avec la première, en leur garantissant les mêmes conditions de vie. La femme peut par ailleurs subordonner son mariage à la condition, consignée dans l’acte, que son mari ne prenne pas d’autre épouse. En outre, il devrait être loisible à la femme dont le mari vient de prendre une deuxième épouse de réclamer le divorce.
  • Lever les contraintes et les difficultés que subissent les Marocains résidant à l’étranger à l’occasion de l’établissement d’un acte de mariage.
  • Restreindre le droit de répudiation traditionnellement reconnu à l’homme, en lui attachant des normes et conditions visant à prévenir l’usage abusif de ce droit.
  • Protéger le droit de l’enfant à la reconnaissance de sa paternité au cas où le mariage ne serait pas formalisé par un acte.
  • Conférer à la petite-fille et au petit-fils du côté de la mère le droit d’hériter de leur grand-père, au même titre que les petits-enfants du côté du fils.

Sur le papier, c’est une petite révolution ; reste à la traduire dans les actes, ce qui est une autre affaire. Car ce qui résiste, ce n’est pas seulement une culture, plus souple qu’on ne le croit, mais les structures économiques et administratives modelées par cette culture, et en premier lieu la distribution des emplois.

Les femmes marocaines souffrent aujourd’hui encore de diverses formes de discrimination, à la fois juridiques et culturelles. Le concept de « bonne réputation des femmes » est une valeur centrale dans la société marocaine ; dans certains milieux, les femmes ne sont pas encouragées à s’investir dans des activités qui requièrent des déplacements fréquents, ou de nombreux contacts avec les hommes. Ces éléments vont s’allier pour donner une configuration particulière aux exigences de l’emploi des femmes dans les différentes catégories professionnelles. Les professions dominées par les femmes sont toujours moins valorisées, moins protégées , moins organisées et davantage soumises à une exploitation physique et économique que les professions dominées par les hommes.

Une évolution en trompe-l’œil

De nombreux chercheurs estiment que le bilan de la globalisation qui affecte nos économies et nos société est nuancé. Il me semble cependant que les inégalités socio-économiques croissantes entre les pays concernés constituent une régression flagrante en terme de développement humain. L’une des conséquences de cette mondialisation libérale est ainsi la délocalisation des entreprises du Nord vers les pays du Sud, afin de retrouver de la main-d’œuvre à moindre coût. Cela contribue à ouvrir le marché du travail aux femmes, mais dans des conditions qui ne sont pas sans évoquer la première industrialisation, celle du dix-neuvième siècle. Le terme d’exploitation s’impose, pour définir cette situation marquée par des salaires insuffisants pour vivre, des conditions de travail très éprouvantes, occasionnant des risques majeurs pour la santé, un droit de travail inexistant, l’interdiction de la syndicalisation, la fréquence du harcèlement sexuel et pour couronner le tout un chantage au licenciement. Les pays du Maghreb n’ont pas échappé à la règle. Ils sont caractérisés par une croissance économique très modeste, instable, et très certainement en-deçà de leur potentialité. Ce déficit de croissance, au Maroc, était de 2,36 % en moyenne dans la décennie 1990- 2000 ; couplé à une augmentation de la population, il a conduit à une aggravation continue du chômage et de la pauvreté. L’impact de la globalisation sur l’emploi en général et l’emploi des femmes en particulier est ainsi négatif, du fait de leur statut socio-économique inférieur qui les place dans le groupe le moins protégé de la population. On leur demande de déployer des compétences forcément irréprochables, de rendre des services forcément dûs, et de taire des exigences forcément illégitimes.

Le taux de chômage officiel des citadins est de 20,3 %, celui des femmes de 28,2 %. Quant à l’analphabétisme, il touche près de 7 millions de femmes, soit un taux de 67 % contre 41 % pour les hommes. Dans le milieu rural, en particulier, 9 femmes sur 10 ne savent ni lire ni écrire.

Chaque jour, elles sont pourtant près de trois millions à se rendre au travail, et représentent un actif sur trois. Voici quelques chiffres pour préciser le tableau. Depuis 1982, la population active globale connaît une augmentation annuelle moyenne de 3 % ; cette croissance a été plus rapide pour les femmes (4,5 % par an). Plus de la moitié d’entre elles (59 %) travaillent en milieu rural. Le chômage urbain a connu une forte augmentation depuis 1997 ; ce taux s’est aggravé de 2,7 points pour les hommes et de 2,9 points pour les femmes pour atteindre respectivement 18 % et 24,7 %. Sur dix femmes actives, cinq n’ont aucun diplôme.

Il est certain que l’évolution qu’a connu l’emploi féminin au Maroc a engendré une dynamique de changement socio-économique et culturel important, mais il faut avouer que cette entrée massive des femmes sur le marché du travail n’a pas été assez accompagnée, ni assez débattue du point de vue de ses conséquences sur l’ensemble de la vie sociale. Les chiffres globaux cachent de réelles disparités, pas toujours faciles à détecter, car les informations concernant la situation féminine sont insuffisantes, médiocres, incertaines et non actualisées, voire inexistantes.

Prenons l’exemple des fonctionnaires. En 2003, sur un effectif global de 537 166, 168 133 sont des femmes. La majorité d’entre elles sont classées dans les départements à vocation sociale (plus de 45 %), et le département le moins féminisé est celui des affaires religieuses (14 %). Certains métiers sont fermés aux femmes : agents d’autorité du ministère de l’Intérieur, agents de la gendarmerie royale, pompiers. Mais la vraie question est leur difficulté à accéder aux fonctions d’encadrement. Quoiqu’elles aient conquis « une autorité de compétence »1, l’accès des femmes aux postes de décision demeure une utopie.

Le poste administratif le plus élevé auquel les femmes aient eu accès au début des années 80 était celui de chef de division. Le sommet de la hiérarchie reste l’apanage exclusif des hommes. Bien que l’article 1 du Statut Général de la Fonction publique (Dahir, 24 février 1958) postule que « tout Marocain a droit d’accéder dans des conditions d’égalité aux emplois publics », la discrimination entre les sexes persiste et influence les conditions du recrutement, les concours, les règles d’avancement et de promotion… Le fameux « plafond de verre » des anglo-saxons n’a rien de transparent, chez nous : au contraire, il est bien visible.

Par conséquent, l’administration marocaine reste fortement hiérarchisée, bureaucrate, proche de la logique patrimoniale et autoritaire, dominée par une confusion délibérée entre secteur public et secteur privé, pouvoir public et pouvoir privé : abus de pouvoir, corruption, clientélisme… Au sein de cette situation, les femmes peuvent difficilement accéder à des postes de responsabilité et de pouvoir.

On assiste parallèlement à une féminisation de la pauvreté et du sous-emploi. Le travail des femmes, par exemple dans le secteur agricole, est souvent considéré comme un prolongement du travail domestique, il leur est attribué « par nature ». Ces ouvrières agricoles n’ont que marginalement accès à la formation, leur formation technique reste très faible par rapport à celle des hommes.

Le statut professionnel dominant de 70 % des travailleuses dans ce secteur est celui de l’ouvrière permanente ou souvent occasionnelle travaillant pour le compte d’un patron. Celles qui travaillent en indépendante et à leur propre compte représentent environ 20 % des travailleuses du secteur, dont 0,6 % sont réellement des chefs d’entreprises et plus de 19 % représentent des artisanes très précaires. Cela s’explique par un facteur de limitation majeure, qui réduit le chiffre de femmes entrepreneures : l’accès au crédit et l’absence de garantie. Les femmes sont rarement propriétaires de bien hypothécables. La condition des rôles liés à la production et à l’absence de services et de technologies appropriées pour alléger les corvées des femmes constituent l’un des obstacles importants au développement de l’entreprenariat féminin.

On le voit, les structures socio-économiques induites par la culture traditionnelle sont peut-être plus difficiles encore à ébranler que la culture en question. La réforme est pourtant un enjeu de développement, comme les autorités semblent l’avoir compris. Le volontarisme s’impose alors : il faudra bien que quelqu’un montre l’exemple.

1 : L. Lemire, “Femmes et carrière, évolution, contraintes et gestion”, Colloque sur Les enjeux et défis de la carrière des femmes dans l’administration publique, Beyrouth, 1998.