Du travail industriel au travail intellectuel moderne, des organisations tayloriennes rigides aux héritières du toyotisme, flexibles et réactives, le droit social s’est toujours intéressé au poids représenté par le travail sur les travailleurs. Pendant un siècle et demi, jusqu’aux lois Aubry de 1998 et 2000 ayant abaissé la durée légale hebdomadaire du travail à 35 heures, la réduction de la durée du travail fut considérée, même lorsqu’elle était utilisée comme un outil de partage du travail, comme l’un des éléments essentiels de la protection de la santé des salariés contre l’excès de travail. Les notions de temps et de durée sont cependant devenues inopérantes pour rendre compte des effets du travail sur l’organisme humain : les évolutions du travail justifient que l’on s’intéresse aujourd’hui plus précisément à la charge supportée par les salariés.

La charge de travail, préoccupation récente en droit du travail, est étudiée depuis longtemps dans différents champs des sciences du travail, parfois analysée comme un effort fourni pour réaliser une tâche (i.e une mobilisation de ressources), parfois comme le coût, physique ou mental, supporté par un individu du fait de la réalisation de la tâche (i.e. une conséquence imputable au travail). Malgré l’existence de modèles objectifs proposant de mesurer précisément la charge de travail à partir d’indicateurs physiques (activité électrodermale, dilatation des pupilles…), les modèles aujourd’hui privilégiés dans la littérature francophone relèvent davantage d’une approche interactionniste et dynamique, dans lesquels la charge de travail se détermine par la mise en concurrence des contraintes induites par le travail et des ressources à la disposition de ceux qui le réalisent. Selon ces modèles, la charge de travail ne serait pas une donnée mesurable, figée, mais une donnée évolutive, en fonction des interactions entre différents facteurs, individuels et collectifs, personnels et organisationnels. Cette définition permet de décrire le travail tel qu’il est prescrit, les stratégies et efforts mis en œuvre pour le réaliser et le coût induit par la réalisation du travail, en termes de ressources mobilisées mais également en termes de conséquences sur la santé du travailleur et sur la conciliation entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Cette approche dynamique interroge les effets de l’organisation du travail, afin de pouvoir agir directement sur les dysfonctionnements organisationnels qui ont une incidence sur la charge de travail.

La notion de charge de travail a fait son apparition dans le Code du travail en 2000 avec la consécration légale du forfait en jours, principalement pour protéger les salariés concernés contre les risques résultant d’une durée potentielle de travail excessive. En pratique, le recours à la notion de charge de travail en droit du travail peut-il effectivement contribuer à améliorer à la protection de la santé des travailleurs salariés ? Pour répondre à cette interrogation, il est intéressant d’analyser les usages et mésusages de cette notion en droit positif avant d’envisager en quoi la recherche d’une charge de travail raisonnable pour tous les salariés pourrait constituer un élément central des politiques de prévention des risques professionnels et d’amélioration de la qualité de vie au travail.

La charge de travail saisie par le droit

La charge de travail est souvent invoquée devant les juges, comme un élément de fait pour étayer une demande en paiement d’heures supplémentaires, ou comme un élément laissant présumer l’existence d’un harcèlement moral. Elle apparaît aussi sporadiquement dans le Code du travail, où elle fait notamment l’objet d’un entretien obligatoire dans le cadre du télétravail. Toutefois, c’est en étudiant la charge de travail dans le cadre du forfait en jours que le juriste s’est familiarisé avec cette notion. L’obligation faite aux entreprises de réguler la charge de travail se déduit également des règles générales applicables en matière de santé au travail.

La charge de travail raisonnable dans le cadre du forfait en jours

Le recours à la charge de travail en matière forfait en jours a permis de s’interroger sur les conséquences de l’autonomie accrue de certains salariés sur leur santé. Pour prévenir les risques liés à l’excès de travail résultant du fait que les durées légales et maximales de travail ne sont pas applicables aux signataires de ces conventions, le juge impose que l’accord collectif organisant le recours au forfait en  jours  contienne des dispositions relatives au suivi et au contrôle de la charge de travail. Depuis 2011, la Cour de cassation vérifie régulièrement que les accords collectifs qui lui sont soumis permettent d’assurer que la charge  de travail de ces salariés est raisonnable et permet une bonne répartition, dans le temps, de leur travail (v. notamment Soc., 26 sept. 2012, n°11-14.540). En l’absence d’une définition prétorienne de la charge de travail raisonnable, il a fallu étudier au cas par cas les conventions collectives ayant été approuvées par les juges et celles ayant été retoquées, faute de contenir des garanties conventionnelles satisfaisantes. S’il ressort de cette analyse que l’accord collectif peut prévoir différents documents de contrôle ou dispositifs d’alerte, il doit surtout organiser un suivi régulier par l’employeur de la charge de travail afin qu’elle reste raisonnable et qu’elle permette d’assurer l’effectivité du droit à une limitation de la durée du travail.

Cette jurisprudence rigoureuse a conduit le législateur à intégrer ses lignes directrices dans le Code du travail. Depuis la loi El Khomri du 8 août 2016, son article L. 3121-60 oblige l’employeur à assurer le suivi régulier de la charge de travail afin qu’elle reste raisonnable. Il peut désormais pallier personnellement les lacunes de l’accord (qui reste obligatoire pour organiser le recours au forfait en jours) sur cette question. On constate cependant que derrière l’exigence d’une « charge de travail raisonnable » se cache en réalité une volonté de prévenir, voire simplement de corriger les situations de surcharge de travail. La Cour de cassation considère en effet, depuis 2018, que la charge de travail est « raisonnable » si l’employeur dispose des outils pour « réagir en temps utile » à une situation de surcharge de travail (Soc., 17 janv. 2018, n° 16-15.124). Plutôt que de réfléchir aux déterminants d’une  charge de travail raisonnable, il est demandé aux employeurs d’identifier les facteurs de surcharge et de corriger les situations dans lesquels les cadres au forfait sont soumis à une quantité déraisonnable de travail. La régulation de la charge de travail semble essentiellement envisagée en droit comme un substitut à la durée du travail en tant qu’outil de protection de la santé des salariés contre l’excès de travail, plus adapté aux nouveaux risques issus de la flexibilisation du travail que la réduction de la durée du travail, qui fut longtemps un levier privilégié par le législateur. Le champ d’application de cette exigence reste également limité aux salariés éligibles au forfait en jours, alors que tous sont concernés par les problématiques afférentes à la charge de travail (intensification, conciliation entre vie privée et vie professionnelle, reconnaissance au travail…).

Une obligation implicite de prévention de la surcharge de travail

Le lien entre charge de travail et protection de la santé des salariés peut être approfondi à la lumière des dispositions de la quatrième partie du Code du travail relative à la santé et la sécurité au travail, dans lesquelles la charge de travail n’est pourtant jamais nommée. L’obligation faite à l’employeur de protéger la santé des salariés suppose que ce dernier prenne toutes les mesures de prévention énoncées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du  Code du travail et qu’il prenne toutes les mesures propres à faire cesser les situations à risque, notamment en cas de harcèlement moral (Soc., 1er juin 2016, n° 14-19.702).

L’évaluation et la prévention des risques sont au cœur de l’obligation patronale de sécurité ; or de nombreuses études établissent des liens certains entre surcharge de travail et dégradation de la santé physique ou mentale : douleurs physiques, troubles musculosquelettiques (première maladie profes- sionnelle de France), troubles du sommeil, pratiques addictives, burn-out… Il existerait donc une obli- gation implicite de prévention de la surcharge de travail (allant au-delà d’une simple correction), ce que la lecture des différents principes généraux de prévention permet de soutenir. La « mise en place d’une organisation et de moyens adaptés » induit une mise en adéquation des contraintes et des ressources de travail. Aussi, le principe d’adaptation du travail à l’homme doit imposer une réflexion sur le travail lui-même, pour que celui-ci soit conforme tant à l’objectif de protection de la santé qu’à celui de conciliation des temps. Il paraît difficile, aujourd’hui, de considérer que le travail est adapté à l’homme si le salarié est soumis à une surcharge de travail. Enfin, la charge de travail irrigue le contentieux des réorga- nisations, dont il ressort que l’employeur doit envisa- ger les conséquences des décisions de restructurations afin qu’elles n’aient pas pour objet ou pour effet de compromettre la santé des salariés (Soc., 5 mars 2008, n° 06-45.888). Une telle injonction renvoie notamment à la nécessité de questionner les effets des réorgani- sations sur la charge de travail des salariés restant dans l’entreprise.

La charge de travail raisonnable comme levier de l’amélioration de la QVT

La charge de travail raisonnable au soutien d’un objectif en quête d’effectivité

Le potentiel de la notion de  charge  de  travail en droit de la santé au travail ne se limite pas à une assimilation aux principes généraux de prévention existants. Réfléchir à la façon dont le travail est prescrit, réalisé et vécu par les salariés, aux contraintes et aux ressources de travail, est une opportunité pour sortir d’une approche défensive de la santé au travail, fondée sur la prévention de risques précisément identifiés, pour préférer une approche « offensive », plus positive, reposant sur l’idée que le travail peut également être amélioré dans une logique de promotion de la santé. Dans cette optique, l’exigence d’une charge de travail raisonnable précédemment évoquée gagnerait à être généralisée à tous les salariés et à être repensée, afin de pas être limitée à un instrument de correction des durées excessives de travail. La charge de travail serait raisonnable lorsque le salarié dispo- serait des ressources, individuelles et collectives, personnelles et organisationnelles, adéquates au regard des contraintes induites par son travail. Partant de cette définition, elle pourrait être envisagée comme un standard juridique, adaptable à différents individus et à différentes situations de travail, déterminée à partir d’éléments relatifs à la quantité et la qualité du travail à réaliser (durée, quantité, objectifs assignés, exigences de qualité…), de facteurs organisationnels (environnement du travail, procédures prescrites,  conditions de travail, moyens matériels, immatériels et humains – composition des équipes de travail et possibilités de coopération –, autonomie…), de facteurs individuels (formation, compétences, expérience…) et d’éléments permettant d’objectiver le ressenti des individus (analyse des systèmes d’information, de rétribution, existence d’espaces de discussion…).

Une telle approche globale de la charge de travail présente différents avantages. Elle permet aux entreprises de prévenir certains effets économiques négatifs d’une charge de travail déraisonnable (coûts d’absentéisme et de présentéisme) tout en plaçant les salariés dans les meilleures conditions possibles pour réaliser un travail de qualité. Pour les salariés, elle constitue un garde-fou novateur contre les dérives pouvant résulter de la flexibilisation du travail, en substituant une régulation de la charge de travail a priori à une mesure de la durée du travail a posteriori ; en pensant, dès la prescription du travail, les ressources dont le salarié doit bénéficier pour faire face aux contraintes induites par son activité. La recherche d’une charge de travail raisonnable servirait ainsi l’objectif d’amélioration de la qualité de vie au travail, formulé par les partenaires sociaux en 2013 et qui fait aujourd’hui l’objet d’une obligation de négocierdans l’entreprise. Aborder cet objectif tout en recherchant une charge de travail raisonnable permettrait d’extirper la notion de QVT d’une vision réductrice dans laquelle elle s’est enfermée, alors que beaucoup d’accords sur cette question se contentent aujourd’hui de prévoir des compensations, étrangères au travail, à un travail intense (salles de jeux, massages, boissons gratuites…). Il s’agirait au contraire d’inscrire la démarche QVT dans une politique d’amélioration du travail et des conditions dans lesquelles il est réalisé.

Favoriser une action collective et négociée

La recherche d’une charge de travail raisonnable dans l’entreprise doit mobiliser l’ensemble des acteurs dans une démarche systémique, collective, sans se limiter à des corrections individuelles qui peuvent déséquilibrer la charge de travail d’autres salariés. Chaque acteur a un rôle à jouer et l’employeur, responsable de la charge de travail de ses salariés, doit privilégier une action coordonnée : il peut envisager avec le médecin du travail les incidences sur la santé de la mise en place d’une organisation du travail sans attendre que ses effets soient révélés par le suivi individuel ; il doit intégrer les salariés au moyen de dispositifs d’alerte ou d’espaces de discussion sur le travail et former les managers aux problématiques afférentes à la charge de travail ; il peut solliciter le comité social et économique (CSE), compétent autant sur les questions économiques que sur celles relatives à la santé au   travail,   avant   toute décision ayant une incidence sur la charge de travail. La régulation collective de la charge de travail pour qu’elle reste raisonnable doit passer principalement par une prise en compte des dysfonctionnements organisationnels (interruptions, demandes des collègues et clients, attentes incompatibles avec les procédures prescrites et les outils de travail…) et surtout par  une anticipation des effets des réorganisations sur la charge de travail des salariés (transfert de charge en cas de compression des effectifs, effets de l’introduction  de  nouveaux  outils  ou  méthodes  de travail – quelles contraintes ? quelles ressources ?). En vertu de l’obligation de formation et d’adaptation qui pèse sur l’employeur, les changements doivent inclure des processus d’accompagnement des salariés afin que ces derniers puissent s’adapter sans déséquilibre substantiel de leur charge de travail. En définitive, l’objectif est de rechercher les déterminants organisationnels de la charge de travail, ceux qui permettent de comprendre le passage du travail prescrit au travail réel en tenant compte de la façon dont les différents individus coopèrent et travaillent ensemble. Cette approche a vocation à dégager un « noyau dur » de la charge de travail constitué de ses déterminants principaux, à faire de la régulation collective un préalable indispensable  à une approche individuelle centrée sur la prescription des objectifs et l’évaluation.

Dans cette approche, la négociation collective sur la charge de travail, organisée de façon autonome ou intégrée aux accords QVT, serait centrale. Le dialogue social est une piste à privilégier pour disperser le flou sémantique qui entoure la notion de charge de travail raisonnable, car il permet d’identifier les contraintes  et les ressources propres à une branche ou à une entreprise. La négociation de branche peut permettre de créer un référentiel partagé, ainsi qu’une « boîte à outils » sur la charge de travail, mais c’est au niveau de l’entreprise que peuvent être identifiées les ressources et les contraintes relevant de la prescription et de l’exécution du travail, et que des mécanismes de régulation adaptés peuvent être imaginés : réunions d’équipe pour répartir la charge de travail, espaces de discussions pour évoquer l’écart entre le prescrit et le réel  et les difficultés rencontrées dans le travail, dispositifs d’alerte, questionnaires, refonte des méthodes d’évaluation (pour  ne  plus  seulement se demander si un objectif a été atteint mais, le cas échéant, pourquoi il n’a pas atteint, afin d’adapter les ressources des travailleurs à ces objectifs), détermination du rôle du CSE dans l’identification et la régulation de la charge, modalités de maîtrise du temps de travail, télétravail, temps partiel choisi, effectivité du droit à la déconnexion… Si l’accord sur la charge de travail chez Orange en 2016 est un bon exemple d’accord complet sur ce thème, il faut partir du postulat que les solutions sont aussi diversifiées que les entreprises, ce qui impose une connaissance du travail et de la diversité des travailleurs. Les difficultés sont réelles, mais une telle approche serait conforme à la volonté affichée par le législateur de renforcer le dialogue social dans l’entreprise pour adapter la norme aux réalités du terrain. Cette adaptation ne serait pas seulement motivée par des arguments économiques mais aussi par une volonté de protéger voire de promouvoir la santé des individus au travail. Poser l’exigence d’une charge de travail raisonnable et l’inscrire dans la démarche d’amélioration de la QVT serait, en ce sens, une invitation à réfléchir davantage aux conditions dans lesquelles le travail est effectué dans les organisations du travail contemporaines et à ses effets, négatifs ou positifs, sur la santé des individus qui le réalisent.