Voici un livre passionnant. De façon magistrale, c’est toute l’histoire des chrétiens de gauche, depuis 1945, qui est retracée sous différents éclairages, selon les mouvements et les acteurs concernés. C’est aussi un ouvrage stimulant pour les adhérents et les militants de la CFDT. Il nous replonge dans notre histoire au gré des connections qui apparaissent si nombreuses entre les premières décennies de notre organisation syndicale et les chrétiens de gauche.

Ce livre est l’œuvre collective de quinze auteurs (historiens, sociologues, économistes et politistes). Il est partagé en deux périodes, la première allant de 1945 à 1962, la seconde de 1962 à nos jours, l’année 1962 étant marquée à la fois par la fin de la guerre d’Algérie et l’ouverture du concile de Vatican II.

L’ouvrage peut se lire de manière linéaire et chronologique, ou par chapitres, indépendamment les uns des autres, en fonction des envies. La richesse du livre tient tant aux thèmes traités (« La Résistance en héritage ? », « un dreyfusisme chrétien face à la guerre d’Algérie », « l’engagement politique des chrétiens de gauche, entre Parti socialiste, deuxième gauche et gauchisme »…) qu’aux biographies qui ponctuent le livre et donnent à l’ensemble du relief en présentant les grands figures de cette communauté.

Il y a par exemple la biographie de Jacques Delors, qui donne le « la » de ce que fut la deuxième gauche. Comme l’explique Vincent Soulage : « du militant syndical et clubiste à l’expert conciliant socialisme, marché et Europe, on doit retenir l’unité d’un homme… qui incarne ce que fut la deuxième gauche : une origine chrétienne, des idées novatrices qui se diffusent, et une difficulté à s’imposer dans la compétition politique » (page 449), mais aussi des biographies de François Mauriac, d’André Philip, Paul Ricoeur ou Emmanuel Mounier pour ne citer que celles-ci.

Les photographies en noir et blanc du cahier central présentent des portraits de figures emblématiques de ce mouvement et renforcent l’impression d’immersion dans ce monde passé. De la photographie du congrès fondateur de la CFDT en 1964 avec Eugène Descamps (secrétaire général du syndicat de 1961 à 1971) à celle de Charles Piaget, leader CFDT et membre actif de l’Action catholique ouvrière, signant le protocole d’accord entre le gouvernement et les grévistes Lip le 30 janvier 1974, la consultation de ces images nous donne presque l’impression de consulter un album de famille.

Plusieurs chapitres de ce livre éclairent l’histoire de la CFDT, de sa genèse au début des années 80. C’est à l’un de ces chapitres que nous souhaitons ici consacrer un focus.

Dans le chapitre dévolu au mouvement autogestionnaire, Frank Georgi montre comment les chrétiens de gauche des années 60 regardent l’expérience autogestionnaire menée par Tito avec sympathie, malgré les attaques virulentes du parti communiste français. Il rappelle aussi comment la tradition catholique sociale, de Philippe Buchez à Emmanuel Mounier en passant par Marc Sangnier, offre une place à l’idée d’une entreprise gérée par des travailleurs associés. En 1970, l’autogestion devient le projet politique de la CFDT (lors du printemps de 1968, la CFDT avait déclaré « A la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion ») et le mouvement connaît son apogée à l’été 1973 avec le conflit des ouvriers de Lip à Besançon et celui des paysans du Larzac.

Dans les deux cas, grévistes et opposants, souvent des militants chrétiens, bénéficient du soutien des curés des paroisses concernées, de leur évêque et de la « sympathie agissante des réseaux CFDT et PSU » (page 378). Les expériences autogestionnaires de l’été 1973 ne trouvent pas vraiment de suite et à la fin des années 70, la CFDT tourne définitivement la page.

Pour Jean-Louis Schlegel, ce qui reste aujourd’hui des chrétiens de gauche, ce sont « moins des discours et des théories que ce qu’ils ont construit dès la Résistance et les décennies qui ont suivi : leur contribution à la solidarité et à la justice sociale, au « bien commun » (comme dit l’Eglise catholique pour désigner l’« intérêt général ») en vertu de convictions fortes sur la valeur de l’engagement dans la Cité politique. » (page 586).

On aurait néanmoins aimé en savoir plus sur leur descendance dans la société depuis les années 80.

On se souvient de la tribune de Jacques Julliard dans le journal Libération en 2010 qui prenait acte de la mort de la deuxième gauche. Dans la sphère politique, il est vrai que leur trace est difficile à suivre. Au parti socialiste, nul courant qui rassemblerait cette famille, à l’exception du dernier congrès de Toulouse en octobre 2012 avec une contribution qui se revendique du personnalisme d’Emmanuel Mounier (parmi les signataires du texte se trouvent entre autres l’économiste jésuite Gaël Giraud et Olivier Favereau, professeur d’économie à l’université de Nanterre). Difficile de dire aujourd’hui si c’est l’embryon d’un courant appelé à grossir ou un lointain écho de la période passée. Dans le syndicalisme et plus particulièrement à la CFDT, il y aurait peut-être plus à dire. Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, dirigeait la JOC dans sa jeunesse. Est-ce significatif pour notre organisation syndicale ? On aurait aussi aimé en savoir plus sur les nouveaux lieux de débat chrétiens comme le collège des Bernardins à Paris.

Peut-être ces questions justifient-elles une suite à cette histoire des chrétiens de gauche.