Le pape, demandait Staline ; combien de divisons ? Depuis l’histoire a tranché : le mur est tombé sans armes par la seule force pacifique des nations entraînées par l’élan polonais autour du syndicat Solidarnosc. Les années 1990 mettent fin au primat de l’amoralité du politique, incarné dans le réalisme des Etats, ces « monstres froids » soucieux de leurs seuls intérêts. Un nouvel idéalisme international prend son essor, que ne stoppera pas vraiment le terrorisme du 11 septembre. Une vision réformatrice « révolutionniste » se forge qui affirme que le monde n’est pas figé et que l’ordre mondial peut être changé. Sous l’impulsion décisive de la société civile internationale en construction, le politique est désormais appelé à « se penser comme multipolaire dans un monde unipolaire » en s’ordonnant autour du partage des responsabilités collectives à l’égard du monde.

Ariel Colonomos consacre son nouvel essai à cette société civile internationale en réseaux, qui mobilise des acteurs nouveaux autour de valeurs humanitaires identitaires ou de ressources financières en faveur de l’aide au développement ou symboliques comme leur expertise professionnelle. Ils se renforcent là où les Etats « pêchent » par inefficacité ou maladresse. Ceux-ci sont de plus en plus sommés de rendre des comptes. Interpellant la raison gouvernementale, ces réseaux issus du privé jouent un rôle clé dans la diffusion des idées et des valeurs. On assiste à une montée des normes morales et juridiques. Une impulsion décisive est donnée dans l’espace public aux exigences de la justification. Politique des sanctions ou de boycott, exigences de réparation des crimes de guerre et de repentance, ou encore de guerres « zéro mort » sont analysées en profondeur par l’auteur comme autant d’illustrations.

Le monde des firmes multinationales n’est pas épargné par ce nouvel ethos. L’interdépendance croissante des économies et des sociétés favorise le progrès de l’idée de responsabilité sociétale et l’entrée de ces firmes sur ce marché de la vertu. Elles évaluent de plus en plus le risque éthique, exposées à la pression croissante des ONG et des cabinets d’audit, qui scrutent les informations contenues dans les rapports annuels et encouragent les chartes éthiques. Codes de conduites et investissement éthiques progressent parallèlement aux ratings quoique de façon inégale. Cela ne va pas toujours sans difficultés comme le montre le cas de Total accusée un temps par les tribunaux américains d’avoir bénéficié du travail forcé en Birmanie. Ainsi le marché, brisant le monopole de l’action publique, s’empare des droits de l’homme par la vertu de l’exemplarité.

Un syndicaliste regrettera cependant que l’auteur, valorisant les autres acteurs sociaux, ignore l’apport sur ce terrain de la démarche syndicale. S’inscrivant depuis sa naissance dans un double registre économique et moral, la défense des intérêts et des aspirations des salariés, elle se nourrit de l’exigence du respect des droits de l’homme au travail et donne tout son sens à l’émancipation, c’est-à-dire la construction d’acteurs « parties prenantes » de cette nouvelle approche économique. Cependant, pour avoir défriché avec brio dans son ouvrage cette intrusion de la morale dans la mondialisation en cours, on pardonnera à Ariel Colomonos cette injustice morale à notre égard, en espérant qu’il ne nous oublie pas dans ses futures analyses.