Faire le point sur cinquante ans de PAC n’est pas une mince affaire. Jean-Christophe Bureau, professeur d’économie d’AgroParisTech et chercheur associé au CEPII, a rédigé un ouvrage de synthèse qui analyse le fonctionnement de la PAC du point de vue économique et en présente les évolutions récentes. L’objectif de cette synthèse est de fournir au lecteur les clés de compréhension des réformes engagées et de lui permettre de former son propre point de vue dans les débats actuels portant sur l’après- 2013, échéance des dispositions transitoires en vigueur.

La première partie de l’ouvrage présente ce que fut l’ambition agricole européenne avant que ne sonne l’heure des réformes. Sont introduits les textes fondateurs du Traité de Rome et les leviers institutionnels : processus de décision et compromis européen, instruments financiers, organisations communes de marché (OCM) et mécanisme d’intervention. Au crédit de la version originelle de la PAC, l’ouvrage retient les gains de productivité considérables issus de l’innovation technique et des investissements consentis, favorisés par l’horizon économique prévisible et la stabilité des prix pour certains produits agricoles. Selon l’auteur, «l’ancienne PAC» a favorisé la mutation des trente glorieuses, d’une économie pour partie agraire vers l’économie actuelle, essentiellement basée sur les secteurs de l’industrie et des services. Cependant, cette politique a révélé ses limites dès la fin des années 70 : stockage des excédents de production, soutiens-»restitutions» aux exportations et dérives budgétaires subséquentes ont alimenté les critiques, autant internes qu’externes. Ainsi, au cours des années 80, la PAC est passée du statut de facteur de cohésion à celui de plus petit diviseur commun au sein du Conseil européen. Au plan international, elle constitue alors une source préoccupante de tension, Jean-Christophe Bureau rappelant l’ajournement en 1987 de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) sur la question des subventions aux exportations agricoles. S’en est suivi une succession de réformes (quotas laitiers, sucriers, taxe de coresponsabilité et stabilisateurs) aux effets jugés limités à l’exception de l’OCM lait, car basées sur le seul principe du plafonnement des dépenses. Le tournant de la PAC sera pris en 1992 avec la réforme McSharry fondée sur une baisse des prix d’intervention et le remplacement progressif du soutien par les prix par un système d’aides directes, auquel vient s’ajouter un volet de mesures agro-environnementales et d’aides au départ en retraite. Si la réforme de 1992 a contribué à sortir de l’impasse des excédents de production où s’était fourvoyée la PAC, elle s’est traduite par une augmentation du budget. A la fin des années 90, l’Accord multilatéral sur le commerce du cycle de l’Uruguay et la perspective de l’élargissement de l’Union européenne poussent à une seconde inflexion de la PAC, l’Agenda 2000, où la baisse des prix d’intervention n’est plus intégralement compensée par les aides directes. La conférence de Cork en 1996 puis le conseil de Luxembourg en 1997 ayant légitimé la conception multifonctionnelle de l’agriculture, l’Agenda 2000 ouvre la voie à une politique de développement rural qui voit se renforcer les instruments budgétaires du «second pilier» (environnemental) de la PAC. Les réformes de 2003 et de 2006 consacrent le principe d’un découplage des aides des quantités produites adopté en réponse aux demandes des pays tiers formulées dans le cadre du cycle de négociations initiées en 2001 sous l’égide de l’OMC. Elles constituent la deuxième inflexion majeure de la PAC.

La seconde partie de l’ouvrage présente la PAC actuelle en dégageant les caractéristiques essentielles des agricultures des pays membres pour souligner une difficulté : l’hétérogénéité croissante des structures agricoles des régions de l’UE. Au cœur des transformations de cette mosaïque européenne, l’auteur souligne la contribution majeure de la PAC au processus de spécialisation des régions européennes. Le fonctionnement de la nouvelle PAC s’appuie d’une part sur un dispositif rassemblant les aides aux producteurs en un paiement unique avec des droits (DPU) établis sur une base historique, d’autre part sur le Règlement de développement rural (RDR) rassemblant les engagements en faveur de l’environnement, de la qualité des produits et du bien-être animal, dont le respect conditionne désormais le soutien communautaire. L’ouvrage passe en revue le fonctionnement des principales OGM, qu’il s’agisse des grandes cultures, des productions animales ou des autres productions. Cette revue conduit l’auteur à analyser le budget de la PAC en s’intéressant à la question des retours budgétaires pour chacun des Etats-membres, qui contribue à éclairer les positions défendues par certains Etats tels que l’Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne.

La troisième partie explicite les mécanismes économiques de la PAC à partir des spécificités du secteur agricole, en particulier au niveau des risques assumés par le producteur et du rôle de l’Etat dans la régulation des marchés de produits agricoles. L’auteur compare l’efficacité économique des différents instruments mis en oeuvre au cours de la PAC : prix garantis, subventions à l’exportation, gel de terre, aides directes et découplage. Le bilan redistributif de la PAC est complexe à établir en raison des difficultés de comparaison des revenus agricoles et non agricoles. Il est contrasté au plan européen avec, sur la période 1998-2005, de fortes progressions dans les nouveaux Etats membres et des baisses significatives en Grèce, Italie, France et Pays-Bas. La critique la plus sévère de ces aspects redistributifs concerne la concentration excessive des aides directes : moins de 6% des producteurs accaparant plus de la moitié de ces subventions. La PAC a également été accusée d’être équivalente à une taxe sur les produits alimentaires, aux dépens des familles les plus modestes. Il faut nuancer cette critique, répond l’auteur en soulignant que certaines estimations n’intègrent pas la hausse des prix mondiaux qui résulteraient de l’abandon de la PAC et d’autre part tenir compte des effets bénéfiques de la stabilisation des prix agricoles pour les consommateurs.

La quatrième partie aborde les fonctionnalités non marchandes de la PAC en termes de sécurité alimentaire, de souveraineté nationale, et d’aménagement du territoire. Rappelant que la rationalité économique de l’autosuffisance alimentaire pouvait être douteuse pour un certain nombre de produits, l’auteur souligne que, hormis les périodes de conflits où l’approvisionnement en pétrole n’est pas moins problématique que celui en sucre, le principal risque réside dans une brusque hausse des prix mondiaux. La multifonctionnalité n’est plus au centre de l’argumentaire utilisé pour défendre la PAC dans les instances internationales. Même si le maintien des activités en zone rurale ne passe plus nécessairement par la production agricole, certaines régions doivent leur attractivité touristique à un élevage extensif dont la contribution économique s’est progressivement marginalisée. Si le bilan des mesures agro-environnementales est jugé positif au plan européen, en France les résultats sont plus mitigés, les effets d’aubaine n’ayant pas été suivi de réels changements dans les pratiques. Est pointé également le coût parfois prohibitif du contrôle pour ce type d’aides. Sont également abordés les effets jugés négatifs par les consommateurs sur la qualité des produits. S’accumulant dans l’organisme, les effets des résidus de pesticides restent mal connus. Si la politique de labellisation de l’UE peut être porté au crédit de la Pac, la standardisation des aliments relève plutôt des exigences de la grande distribution.

La dernière partie de l’ouvrage aborde la balance du commerce extérieur, soulignant que l’UE est importatrice nette de produits agroalimentaires. La mise en cause de la «forteresse agricole» par certains des pays tiers comme le Brésil repose sur le maintien de droits de douane élevés sur les produits agricoles, essentiellement sur la viande bovine, les produits laitiers et le sucre, le protectionnisme de l’UE s’exerçant de fait à l’encontre des pays intermédiaires et des pays émergents exportateurs. Cette protection douanière se relève en fait assez faible envers les pays en développement, voire nulle envers les pays Afrique Caraïbes Pacifique et les pays moins avancés, leurs difficultés d’accès au marché européen provenant plus des obstacles non-tarifaires. L’impact international des subventions à l’exportation demeure globalement limité et ambigu pour les pays importateurs nets : défavorable à leurs producteurs, il favorise leurs consommateurs. Jean-Christophe Bureau conclut par une évocation des enjeux de l’après-2013, appelant à une réflexion pragmatique sur le niveau d’intervention publique souhaitable pour préserver à l’Union européenne des options d’avenir dans le secteur agroalimentaire.