De Zygmunt Bauman, on avait lu avec intérêt L’Amour liquide, sous-titré « De la fragilité des liens entre les hommes » (Chambon, 2004). Le monde qu’il décrit est marqué par la surproduction des biens et la « déliaison » des relations amoureuses et sociales. L’homme contemporain n’est pas « sans qualités », mais il est devenu « sans liens ». Quelquefois présentée comme une libération (« soyez libre », « sans attaches », tel serait le slogan du monde contemporain, slogan notamment relayé par les publicitaires), cette déliaison fonde aussi une société hantée par la solitude. Une société où tous, conjoints et salariés, connaissent ou ont connu la peur d’être « jeté », quelquefois de la façon la plus brutale qui soit – mail de rupture, entretien de licenciement impromptu…

Le monde « liquide » de la modernité triomphante est celui de la liberté et de la souveraineté de l’individu, des valeurs qui ont été portées avec enthousiasme depuis l’époque des Lumières. Mais c’est aussi le monde où ces valeurs parviennent à un point limite : flexibilité et l’insécurité – une insécurité qui ne se résume pas à sa figure simplifiée, celle de la délinquance ou du terrorisme, mais qui définit un rapport au monde dans son ensemble : travail, famille, relations sociales et amoureuses.

Quelles sont ces relations humaines où l’on jauge, où l’on évalue, où l’on choisit, où l’on jette comme on consomme ? Elles peuvent se décrire comme des contrats et des « deals » temporaires. Les relations durables, professionnelles ou amoureuses, tendent à être « liquidées » au profit de liaisons flexibles, de connexions temporaires et de réseaux qui ne cessent de se modifier. Ce modèle, explique Zygmunt Bauman, vaut aussi bien sur les plans sexuel et affectif que dans les relations de voisinage, dans la ville et finalement la société tout entière. Ces rencontres décousues et ces engagements momentanés marquent ainsi le temps fragmenté de la vie contemporaine. Mais sous l’obsession de la forme et le culte de la vitesse émerge la recherche de la sensation vraie. Dans les décombres de l’ordre ancien et le délitement de l’expérience moderne se devinent l’urgence d’autrui, le besoin fort de son instance. Comment vivre sans codes ni règles sans tomber dans le chaos ? Comment vivre humainement quand la vie est en miettes ? Telles sont les questions posées par le travail de Zygmunt Bauman. C’est un vieux monsieur que ce sociologue, qui a combattu le nazisme, s’est engagé dans la construction d’une Pologne communiste avant d’en connaître la face noire. Exilé en Angleterre depuis le début des années 1970, il incarne le passage du combat antitotalitaire à des inquiétudes sur les formes du contemporain et la capacité des sociétés actuelles à « tenir ».

La Société assiégée constate ainsi l’effondrement d’une certaine modernité, celle qui s’était affrontée au totalitarisme : celle de la liberté, de l’échange, de l’autonomie des individus. Ce libéralisme politique et social a pu trouver dans le cadre de l’Etat-nation une forme de régulation, qui passait par la définition d’un monde partagé entre l’intérieur (en ordre) et l’extérieur (celui où l’on refoulait les déchets, où l’on dirigeait la violence et les désirs). La crise de l’Etat-nation signe le passage de la phase « solide » à un état « liquide » ou « fluide » de la modernité. La mondialisation de l’économie et la localisation de la souveraineté entraînent l’impuissance de la politique à agir sur un monde désormais « plein », qui ne peut plus déverser ses déchets physiques et humains à ses marges parce que le dehors a également disparu. « A la fin du XXe siècle, écrit-il, les pouvoirs normatifs des Etats-nations, et en particulier leur capacité pratique de régulation normative souveraine, ont été complètement érodés. (...) Les fondations économiques de la survie et du bien-être humain sont désormais une fois de plus politiquement « extraterritoriales », tout comme elles l’étaient il y a deux siècles, au seuil de l’époque moderne, quand les affaires parvinrent à échapper à l’étroit contrôle éthique de la communauté locale pour rejoindre un no man’s land pas encore occupé et administré par l’Etat moderne naissant. »

En dépit des comédies sur le mode de la souveraineté dont l’Onu est trop souvent le théâtre, la souveraineté politique n’est plus alors qu’une ombre de l’autonomie politique, économique, militaire et culturelle des Etats d’hier. La règle du jeu a changé, ses acteurs aussi, des acteurs qui ne brandissent plus les drapeaux des nations mais sont « des forces aussi anonymes que les noms derrière lesquels elles se cachent : concurrence, marchés mondiaux, investisseurs globaux. » Ce sont, écrit-il, « des forces sans domicile fixe », qui au contraire des pouvoirs éminemment territoriaux de l’Etat, se déplacent librement autour du monde contrairement aux organismes de l’Etat qui restent rivés au sol ».

Ce monde liquide, qui submerge et noie les structures anciennes, est aussi un monde d’inégalités. Les capitaux circulent, mais les travailleurs beaucoup moins – ceci valant aussi bien pour les cas les plus flagrants, migrants se heurtant aux barrières qui s’érigent un peu partout dans le monde, que plus généralement : on sait bien que le capital est plus mobile que le travail. Les anciennes frontières écroulées, de nouveaux murs sont érigés, et la figure du réfugié renvoie à son envers, l’élite du nouveau pouvoir du monde globalisé, en incarnant comme elle l’extraterritorialité.

Une société définie par sa capacité à jeter, à dénier les liens qui l’unissent à ses membres, est une société qui marche mal. S’il est évident pour Zygmunt Bauman que le niveau local n’est pas le plus pertinent pour répondre à ces défis, toute la question est d’admettre que nous vivons dans une société-monde, une société qui doit apprendre à gérer sa propre tendance à créer des déchets, de jeter les personnes et les objets, en l’absence de monde extérieur. D’où la conclusion, moins innovante mais portée par l’ampleur du raisonnement : il nous faut créer et enraciner des institutions d’action politique capables de rivaliser en taille et en puissance avec les forces économiques déjà globales. On pourrait ajouter : les investir, et non les décrier. L’enjeu est de résister, non aux « forces du marché », mais aux tendances déstructurantes d’un monde dont l’image est la télé-réalité : le monde de la jetabilité, de l’interchangeabilité et de l’exclusion, le monde qui ne sait plus comment tisser des liens permanents entre homme et femme, ce monde est-il encore humain ?