Un grand livre, dont à n’en pas douter l’influence restera grande pendant longtemps. Un livre d’histoire très érudit, mais aussi un livre pour l’action : politique, syndicale, citoyenne. Après sa lecture, on ne pourra plus penser de la même manière des questions aussi diverses que l’avenir de la protection sociale, le multiculturalisme, le management ou… la place d’un syndicalisme de cadres dans une confédération multi-catégorielle comme la CFDT.

Rosanvallon part du constat suivant : au moment où la démocratie s’impose comme modèle politique partout dans le monde, le lien entre les citoyens est en train de se déliter dans les pays dits démocratiques. Non seulement les inégalités de revenus s’accroissent en leur sein, au point que les plus riches sont tentés maintenant de « faire sécession », mais il y a pis : le sentiment d’appartenir à un monde commun, de « faire société » est en train de s’évanouir. L’auteur souligne un paradoxe : tout le monde ou presque dénonce le niveau excessif des inégalités, mais chacun finalement s’en accommode. Il y a consentement de fait à l’inégalité. Nombreux sont ceux qui, par exemple, dénoncent l’injustice du système éducatif tout en cherchant à éviter les obligations de la carte scolaire.

Cette crise de l’égalité, Rosanvallon pense qu’il faut d’abord la comprendre pour tenter de la surmonter : il va, pour ce faire, esquisser une passionnante histoire de l’égalité, en partant des révolutions française et américaine au XVIIIème siècle et en montrant la façon dont celle-ci a été pensée (et combattue) tout au long des deux derniers siècles.

La Révolution française a d’abord été l’expression d’un rejet de la figure du privilégié (la noblesse et le clergé), rejet qui s’incarnera dans la nuit du 4 août. Cette abolition des privilèges s’accompagne de la volonté de construire une société d’égaux, un « monde de semblables ». Point fondamental dans cette utopie mobilisatrice, égalité et liberté sont vues comme les deux faces d’une même médaille. Rosanvallon cite cette phrase de Rabaut Saint-Etienne : « On pose pour principe dans la formation d’une société que tous les hommes qui y entrent sont égaux. On ne veut pas dire par là qu’ils sont tous égaux de taille, de talents, d’industrie, de richesses, ce qui serait absurde ; mais qu’ils sont égaux en liberté ». Même s’il faut bien admettre les inégalités, ces dernières doivent être d’ampleur suffisamment limitée pour que l’on puisse « vivre en semblables », elles doivent être provisoires (donc ne pas se reproduire de génération en génération) et corrigées par la qualité du lien social, celui-ci fondé sur la fraternité. La frugalité et la mesure sont considérées comme nécessaires, le luxe est critiqué. Ce libéralisme optimiste s’incarne dans l’idée d’« égalité de marché » : l’économie de marché est vue comme le moyen de faire circuler les « inégalités de situation », pour éviter qu’elles ne se transforment en « inégalités de condition ».

En 1789, il y a encore très peu de prolétaires en France, la paysannerie n’est pas représentée, le Tiers-Etat se fait l’expression de la bourgeoisie naissante. Tout va changer au XIXème siècle, avec la révolution industrielle. Le paupérisme devient la condition forcée d’une grande partie de la société, au point que l’on s’inquiète de voir apparaître non seulement deux classes, mais bientôt deux nations qui ne partagent rien en commun. Des chansons populaires parleront des ouvriers comme étant « retranchés du genre humain ». Dans un premier temps, la réponse à cette situation d’exclusion sera recherchée dans l’instauration du suffrage universel, ainsi qu’en témoigne cette extraordinaire déclaration du gouvernement en mars 1848 : « A dater de cette loi, il n’y a plus de prolétaires en France ». On attend du suffrage universel qu’il résolve la question sociale et marque l’entrée dans la plénitude de l’égalité. On déchantera vite.

Entre temps, l’idéologie libérale - conservatrice dominante aura cherché, par tous les moyens, à justifier ces inégalités. D’abord en incriminant les prolétaires eux-mêmes. Toutes les enquêtes, y compris celle, fameuse, conduite par le docteur Villermé en 1840, dénonceront les vices de la classe ouvrière comme cause première de sa misère : « La misère est le châtiment de la paresse et de la débauche ». Dans le même temps, on instruit le procès de l’égalité, accusée de nuire à la liberté. Tocqueville déjà sonnait l’alarme face à ce qu’il considérait comme un revers de la quête de la similarité : l’avènement d’un monde dominé par le conformisme et la médiocrité. Et l’on justifiera alors les inégalités comme étant la récompense du talent et de l’effort. On ira même jusqu’à forger une « science de l’inégalité » fondée sur les théories les plus délirantes, comme la phrénologie qui prétend démontrer le fondement physiologique des inégalités et connaît un incroyable succès public : les vertus (et les vices) comme les talents, les deux seules variables justificatrices de l’inégalité, se trouvent ainsi « naturalisés ».

On voit aussi apparaître le concept d’égalité des chances qui, combiné au malthusianisme en matière d’éducation, conduira à la « méritocratie républicaine », où il s’agit bien davantage de démocratiser la sélection des élites que d’élever le niveau d’éducation du peuple, tant il est dangereux de « voir proliférer les ingrats, les frustrés et les mécontents par le biais d’une ouverture inconsidérée des portes de l’école ». Rosanvallon parle de « légitimation méritocratique des inégalités à la française », au point que la figure de l’élitisme républicain finira par phagocyter toutes les autres définitions de l’égalité.

Enfin, l’idéologie protectionniste va servir de matrice à une autre forme d’égalité - identité, qui exalte la nation comme forme homogène. Dès la monarchie de Juillet, on clamait que « grâce aux barrières douanières, la figure du prolétaire cédera la place à celle d’ouvriers regroupés sous l’égalité glorieuse du drapeau tricolore ». Mais c’est au moment où triomphe la République que va s’imposer l’idéologie d’un national-protectionnisme à la française, qui se traduira par le rétablissement de fortes barrières douanières (le tarif Méline). Il s’agit de substituer à l’opposition du capital et du travail l’idée d’une solidarité nationale face à la menace étrangère. Ce national-protectionnisme virera même à la xénophobie, à travers un « protectionnisme ouvrier », à savoir la protection du travail national contre les travailleurs immigrés. Rosanvallon décrit bien cette « égalité - identité négative », dans laquelle c’est l’appartenance à une même communauté de rejet et de distanciation qui est censée fonder la proximité entre les citoyens. Aux Etats-Unis, c’est le racisme anti-noir qui, après l’abolition de l’esclavage, jouera un rôle équivalent.

A ce corpus idéologique, les penseurs de gauche opposent d’abord un « communisme utopique ». Pour Cabet, il s’agit de construire un monde communautaire fondé sur l’idée de fraternité et débarrassé de la concurrence et des affrontements entre corps de métier et sociétés de compagnons qu’elle engendre. Proudhon, tout en croyant comme Cabet aux vertus de la mutualité et de l’association, appelle à une Banque du peuple permettant aux ouvriers d’emprunter du capital au lieu de se voir contraints de vendre leur travail.

Le syndicalisme naissant dans les années 1860 va changer la donne, avant même la reconnaissance de la liberté syndicale par la loi de 1884. Mais en son sein, vont dominer longtemps les partisans d’une conception fataliste de l’histoire, selon laquelle il n’y a rien à attendre de l’action syndicale pour améliorer le sort de la classe ouvrière, et notamment augmenter les salaires, et qui affirme, à la suite de Marx, que c’est seulement de l’effondrement inéluctable du capitalisme qu’il faut attendre un changement réel. L’avènement de la socialdémocratie (défendu par Bernstein en Allemagne et par Jaurès en France) viendra de leur victoire politique face aux tenants de l’effondrement naturel du capitalisme (Rosa Luxembourg).

On connaît la suite. L’organisation du monde ouvrier va engendrer un « réformisme de la peur » au sein du patronat et de la bourgeoisie. La critique socialiste du national-protectionnisme conduira à rompre avec la « nation - identité » de Barrès et de Déroulède, pour retrouver le sens révolutionnaire d’une nation fondée sur les liens intérieurs de solidarité et de réciprocité, et conséquemment à ne plus considérer l’internationalisme ouvrier comme la seule voie du progrès social. Ce qui frappe c’est la vitesse à laquelle s’est opérée cette rupture partout en Europe au tournant du XXème siècle, avec la création des assurances sociales face aux risques de maladie, de vieillesse et de pauvreté des enfants et l’acceptation d’une redistribution des revenus via l’impôt progressif sur le revenu.

La dette de sang contractée lors de la première guerre mondiale parachèvera le mouvement. L’expérience des tranchées a redonné un sens directement actif et sensible à l’idée de « société de semblables ». Et cette nouvelle idéologie, admise même par les gouvernements de droite, vient s’adosser sur une nouvelle forme d’organisation économique, où Frédéric Taylor et Henri Fayol ont imposé l’idée que l’organisation scientifique du travail exige une coopération dans l’entreprise, dont on retrouve le pendant dans la société. Ce sera, avec le programme du Conseil National de la Résistance, l’apogée de l’Etat providence pendant les Trente Glorieuses.

Rosanvallon décrit alors le « grand retournement » qui s’est opéré depuis 30 ans, en France et en Europe. Le « capitalisme d’organisation » de la période fordiste a cédé la place à un « capitalisme d’innovation ». Ce changement du mode de production a des conséquences considérables. Il amène une « société de la singularité », où chaque individu est singulier, où la coordination doit céder la place à la coopération. De plus, l’installation dans le chômage de masse et les formes nouvelles d’insécurité sociale ont engendré une crise mécanique et morale des institutions de solidarité. Le « voile d’ignorance » s’est déchiré : on sait désormais que nous ne sommes pas tous égaux devant le risque de chômage ou de maladie, ce qui engendre un regard différent sur la solidarité. Cette connaissance accrue des différences entre individus et entre groupes délégitime la solidarité et met à l’épreuve les fondements du contrat social.

On file ainsi tout droit vers une « société de concurrence généralisée », où la seule égalité qui ait encore droit de cité est l’égalité des chances. Rosanvallon a des mots très sévères sur les dérives qu’engendre cette dernière, qui pour être réelle nécessiterait d’abolir entièrement l’héritage et de soustraire les enfants dès leur naissance à leur milieu familial (projet que certains révolutionnaires français avaient caressé) et qui, surtout, fait que l’on se désintéresse totalement des inégalités de situation qu’elle engendre, puisque les individus sont censés avoir eu les mêmes chances au départ.

Dans la dernière partie de son livre, Rosanvallon esquisse - il précise qu’il s’agit d’une première ébauche - les principes qui pourraient permettre de bâtir une nouvelle « société des égaux ». Plutôt que de reprendre les principes de justice distributive énoncés par John Rawls et Amartya Sen, il a l’intuition - géniale - de renouer avec la conception de l’égalité comme relation entre les citoyens, telle qu’elle fut formulée au moment de la révolution française. L’esprit révolutionnaire de l’égalité s’était construit autour des principes de similarité, d’autonomie des individus et de citoyenneté. Il s’agit maintenant de penser une « égalité des singularités », qui se superpose au projet originel d’une société de semblables. L’idée de citoyenneté a de son côté besoin d’être enrichie, car il ne s’agit plus seulement de partager la souveraineté politique, mais de « faire société » ensemble. D’où l’impératif de communalité, qui vise à construire un monde commun : Rosanvallon en décrit les trois dimensions : le commun - participation, fondé sur le fait de vivre ensemble les mêmes événements ; le commun - intercompréhension, fondé sur une connaissance réciproque ; le commun - circulation, fondé sur le partage de l’espace. Enfin, c’est le principe générique de réciprocité, au sens d’un équilibre des engagements dans la vie sociale, qui doit se substituer à la perspective plus étroite d’une égalité de marché. Le sentiment est prégnant aujourd’hui d’une rupture flagrante et répétée de la réciprocité, principalement mais pas uniquement de la part des plus riches, sentiment qui est au cœur de la défiance sociale et alimente à son tour la crise de légitimité de l’Etat-providence et la fuite devant l’impôt.

Si l’on avait un léger reproche à formuler à l’auteur (mais l’on ose à peine le faire, tant il en impose par l’étendue de ses références et la pertinence de ses analyses), ce serait de dire qu’il a quelque peu négligé la dimension de la mondialisation. Les pistes qu’il explore à la fin de son ouvrage sont des pistes nationales, qui opèrent au sein de l’espace français. Si, hélas, l’histoire récente lui donne raison quand il affiche son scepticisme quant à la capacité de l’Union européenne à devenir un espace de débat démocratique, il reste que la mondialisation bouscule sans cesse l’espace national mais que, dans le même temps, les formes de résistance qui commencent à prendre forme (que ce soit le mouvement syndical international ou la mobilisation des « indignés ») sont supranationales. Certes, Rosanvallon a raison de penser qu’il ne faut pas laisser l’idée de nation aux nationalistes. Mais il n’est pas évident que ce soit exclusivement dans l’espace national qu’il faille chercher à bâtir cette nouvelle « société des égaux ». Gageons qu’il travaille sur cette question et nous donnera bientôt ses réflexions sur ce point.