La CFDT a pour ambition de contribuer à la construction d’un mode de développement durable, porteur de progrès social pour tous. Celui-ci doit s’appuyer sur le choix de la qualité afin de nous permettre de renouer avec un système productif créateur d’emplois, orienté vers l’innovation et un haut niveau de vie et de protection sociale. Ce choix de la qualité ne peut se faire sans une bonne compréhension des transformations en cours, dont celle du numérique. La transition numérique bouleverse en effet nos façons de produire, d’échanger et de nous déplacer. Elle modifie les relations de travail, entre entreprises comme entre les usagers avec les administrations. Elle pose des questions nouvelles à l’organisation de notre système de protection sociale. Les bouleversements à l’œuvre, les points d’attention et les régulations qu’il nous faut inventer sont nombreux.

La transition numérique est constituée d’une série de ruptures déclenchées par des progrès techniques simultanés dans plusieurs domaines, en amont (puissance de calcul, capacité de stockage et de transport de l’information...) comme en aval (logiciels, 3D...). Leur coût s’effondre. Internet, GPS, plateformes d’informatique en nuage... les terminaux et les objets connectés se diffusent très rapidement. Les particuliers sont parfois mieux équipés que les entreprises (phénomène du bring your own device où l’on apporte au travail ses outils personnels) dans lesquelles ils importent des nouvelles pratiques. Les salariés utilisent les mêmes outils pour travailler et se divertir, estompant ainsi les frontières entre les mondes personnel et professionnel. La transformation numérique est accélérée par l’invention permanente de nouvelles modalités d’échange et de travail, souvent à l’initiative des salariés qui importent des modalités d’échange de la sphère personnelle. Les évolutions sont très variables selon les entreprises, leur secteur ou leur taille. Certaines sont déjà bien entamées comme dans les secteurs des médias, de la culture, de l’hôtellerie ou du commerce. D’autres arrivent à grands pas comme dans la banque et l’assurance, les transports ou l’énergie. Une étude de la Commission européenne anticipe ainsi selon les scénarios de 750 000 à 1 350 000 postes vacants dans le numérique à horizon 20201. Voilà qui appelle un effort immédiat d’accompagnement et de formation vers les métiers de demain. D’autres filières pourraient voir leurs effectifs augmenter comme celle de la silver economy et de l’adaptation de la société au vieillissement. Dans tous les cas, un cycle de destruction-créatrice aura lieu et il faut l’anticiper pour limiter ses effets défavorables sur les travailleurs et tirer parti de toutes ses opportunités.

La multiplication des services numériques crée un nouveau standard de convivialité, de disponibilité et de qualité qui va s’imposer à la puissance publique. Les technologies offrent ainsi la possibilité de continuer à fluidifier la relation aux usagers en poursuivant les évolutions déjà entreprises (démarches en ligne, dont la télédéclaration des impôts...). Ces évolutions s’accompagneront probablement d’une relation renouvelée aux usagers avec le développement progressif d’un nouvel univers de services et de nouvelles modalités de l’action publique. Il faudra conforter la puissance publique dans son rôle de régulateur. Il faudra veiller à la diffusion des bonnes pratiques au sein de la sphère publique. Il conviendra de voir quels impacts aura le numérique sur l’exercice des missions, alors que de nombreux opérateurs se créent et proposent des services nouveaux. La création de l’Emploi Store2 par Pôle emploi, qui agrège les services en ligne rendus par des acteurs variés, forme le premier laboratoire de cette nouvelle articulation entre action publique classique et services numériques. La création progressive de services numériques repose la question de la spécificité de l’action publique.

La numérisation de l’action publique pose en effet la question de l’accès au service public, ce qui impose d’articuler revendications pour les usagers (présence d’accueils sur tout le territoire, accompagnement des usagers les plus fragiles, développement de la fonction de conseil) et revendications pour la politique publique du numérique (service public universel de la connexion à définir, achèvement de la résorption des zones blanches, déploiement du très haut débit). Le droit à la connexion, droit social comme les autres mais qui rend tous les autres possibles (droit à l’éducation, à la formation, à l’information, à la culture, etc.), devient en particulier essentiel pour assurer l’égalité. Enfin, le service public est porteur d’autres valeurs (l’intérêt général, la continuité du service, la neutralité, la laïcité) dont l’action publique numérique doit également être porteuse : la personnalisation du service permise par le traitement de masse des données ne doit pas, par exemple, conduire à remettre en cause le principe de neutralité.

C’est donc bien l’ensemble de la société qui est modifié, son rapport au temps, à l’espace et aux autres. Le numérique introduit une relation nouvelle au temps : au-delà de la question de la déconnexion, c’est bien l’ensemble des temps de la vie, donc naturellement celui du travail, qui se réorganise. La séparation entre temps de la vie professionnelle et temps de la vie privée s’estompe (réception permanente de mails professionnels, lecture de journaux en ligne, consultations web personnelles sur son lieu de travail). Il en va de même pour le rapport à l’espace : au-delà du besoin de proximité physique périodique pour organiser le travail, entretenir ou rétablir la confiance entre les parties, le numérique permet de s’affranchir de certaines contraintes physiques (télétravail ou travail en espaces de coworking), de travailler et interagir avec des correspondants lointains (ainsi des réseaux d’influence transnationaux n’existant que sur Internet ou de laboratoires de recherche numériques), ce qui peut également avoir une face sombre et faciliter l’externalisation de certaines activités vers l’étranger. Dans tous les cas, le numérique introduit une dimension de partage : partage d’opinions, d’avis, d’informations, de colères et d’affects qui construisent des relations sociales nouvelles plus immédiates qu’il conviendra de réarticuler avec le temps long de la délibération portée dans et avec les institutions. Il est désormais incroyablement plus facile de mettre en œuvre un projet car il existe toujours une communauté d’utilisateurs avertis prêts à expliquer comment faire (tutoriels) et conseiller, notamment lorsque le projet a une valeur qui le rend intéressant pour d’autres. La contrepartie de cette abondance d’informations et de sollicitations est également une difficulté à hiérarchiser et contenir des sollicitations multiples permanentes.

Le surgissement du numérique modifie le salariat, l’industrie, les services, l’organisation du travail tant dans les entreprises que dans les administrations, la vie privée ou la protection sociale. La subordination hiérarchique régresse au profit de managements plus coopératifs, même si les nouvelles formes de contrôle permises par le numérique, notamment dans les services, ne doivent pas être sous-estimées, loin de là. Les espaces de travail se transforment. Le temps de travail est mis à mal pour les salariés et agents connectés, le temps de repos étant morcelé. Les relations de travail évoluent avec le rapprochement, que la CFDT regrette, du contrat de travail et du contrat commercial du fait de la multiplication des contrats courts, avec le remplacement - parfois - du salarié par le free-lance. L’émergence de plateformes de travail collaboratif modifie nos façons de travailler, de nous déplacer, de consommer. Des éléments essentiels du contrat de travail sont bouleversés avec l’émergence du nomadisme et l’abolition des distances géographiques. C’est par exemple le cas du lieu et du temps de travail qui, à l’âge du télétravail, sont réinterrogés dès lors qu’à la fois les salariés peuvent être joints à tout moment et qu’une fraction croissante du temps de travail peut être réalisée en fonction de rythmes propres au salarié.

Les besoins en compétences changent avec l’émergence rapide du besoin d’une culture générale numérique pour acquérir ou maintenir la capacité à occuper un emploi. Le travail en mode projet se répand, les fonctions d’encadrement classique perdent de l’importance au profit de nouvelles façons de manager. L’écrasement des organisations du travail induit une raréfaction des fonctions d’encadrement classique au profit de nouvelles modalités de coordination et de travaux relevant de l’expertise. Concrètement, les ingénieurs deviennent dans les ateliers des personnes ressources plus que des prescripteurs de travaux et de méthodes.

Enfin, la transition numérique bouleverse notre modèle de protection sociale. La protection des postes plutôt que des personnes devient incompréhensible dans une société dans laquelle les statuts d’emploi sont moins marqués. Cela rend la perspective du compte social personnel et d’une sécurisation de tous les parcours d’autant plus nécessaires. La connaissance plus fine de chacun des assurés sociaux réduit l’aléa dès lors qu’un simple téléphone portable ou une montre connectée peuvent informer mon assureur de mon activité physique quotidienne... Il faudra donc prendre garde à ne pas miner l’idée même de mutualisation qui est au fondement de notre système social. La généralisation de la rémunération d’activités de débrouille (location de courte durée, travail occasionnel éventuellement au noir) comme la difficulté à taxer des bases fiscales d’autant plus mobiles qu’elles sont numériques pourraient conduire à rendre difficile le financement de notre modèle social, et ce alors que l’assiette de taxation s’érode. Ce qui repose la question de l’accès aux droits et de la capacité de tous, et notamment des plus fragiles qui recourent aux activités rémunérées offertes par les géants du net, à accéder à des droits sociaux.

L’ensemble des bouleversements décrits ou annoncés n’aura pas nécessairement lieu, mais il convient de s’y préparer pour en tirer parti chaque fois que cela est possible et faire de ces bouleversements l’occasion de construire un monde meilleur. La méthode, c’est celle du dialogue social à tous les niveaux, de la mobilisation pour interroger sans relâche et proposer, inventer le monde de demain. Avec lucidité sur l’accélération et l’ampleur des bouleversements. Avec détermination pour en limiter les effets pervers. Et avec la conviction que l’économie du partage porte en elle bien des évolutions positives qui en font une opportunité à saisir. A nous de faire de ces bouleversements l’occasion de démontrer la force et l’intérêt de notre syndicalisme.

1 : « Compétences numériques pour les emplois en Europe », 2013.

2 : Cf. www.emploi-store.fr.