L’émergence du facility management (FM) est une illustration de la mutation de nos économies vers des logiques systémiques servicielles, intégrant le développement durable et les opportunités de la digitalisation. Pour une performance accrue, il promeut l’intégration de l’ensemble des services aux immeubles et aux occupants des espaces de travail, multi techniques (énergie, climatisation, électricité, espaces verts...) et multiservices (accueil, propreté, sécurité, conciergeries…). Le syndicat professionnel révèle que le marché global des activités de services aux entreprises et aux administrations représente, côté prestataires, l’équivalent d’un million de salariés à temps plein, cinq cents milliards d’euros, soit l’équivalent du quart du PIB français1.

Une organisation émergente

L’organisation émergente de ce secteur d’avenir est pourtant contrariée. Relevant de l’économie de l’usage et de la logique servicielle, ce secteur est emblématique de la difficulté de construire un modèle d’affaire correspondant à son modèle économique. Les mécaniques de gestion empêchent de prendre la mesure des mutations du travail du fait de la dématérialisation croissante de la production et des enjeux de productivité. Il est sous-valorisé en même temps qu’il est de plus en plus sous-traité. Objet d’échanges marchands, ce travail est sous-managé pour des enjeux de coûts, de plus en plus prescrit pour les besoins d’un contract management largement construit sur la défiance, dans un contexte de concurrence exacerbé.

La valeur ajoutée du FM dépasse en effet largement celle portée par la définition intrinsèque des services : une mise à disposition temporaire d’équipements ou de compétences. Elle est dans une capacité à modifier favorablement l’état des bénéficiaires finaux, c’est-à-dire, à valoriser et développer l’actif immatériel que représentent tous les autres, travailleurs et acteurs de l’écosystème de production. Ces activités et ces métiers ne sont pas réductibles à des prestations catégorisées par domaines : l’énergie, la propreté, la construction, la restauration, la logistique...

Les conditions de la performance du FM ne sont pas réunies par l’application des concepts de la logique industrielle : la division du travail (au sens de l’exécution et de la conception, de la séparation du travailleur de son propre travail), la standardisation des produits/services en biens et en quasi-biens (des prestations), des gouvernances tutélaires structurées par le rapport de subordination, la coordination et l’exigence de conformité à des processus, au détriment de la coopération et du rapport au réel. Le FM, services en B to B, recouvre des activités vues comme subalternes, peu qualifiées et hétérogènes. Elles sont pourtant le véhicule de progrès et d’utilités sociales dont la pertinence comme les potentiels de croissance et d’emplois, ne sont pas douteux. Le travail y est souvent pénible et dévalorisé. Il est bien sûr touché progressivement par la digitalisation et l’automatisation. Il n’en reste pas moins un immense employeur dans le privé comme dans le public. Bien que relevant de qualifications jugées modestes (l’agent de propreté, le vigile, le déménageur, l’hôtesse...), le travail de service du FM est exigeant en engagement subjectif pour une contribution essentielle aux actifs immobiliers et immatériels du travail.

Alors même que dans son principe le droit du travail l’interdit, les prescriptions masquent mal des contrats portant sur des moyens ; des prêts de main-d’œuvre à but lucratif. Faute de concepts opératoires et de processus d’évaluation, les accords ne se font guère sur l’appréciation de résultats mais sur des moyens constitués à plus de 85 % de salaires directs, dont les deux tiers sont déjà au SMIC. Les « prix » sont fixés en regard d’une charge estimée, des fréquentiels et des coûts horaires unitaires. La logique de coût, les systèmes d’achat et d’appel d’offres, les outils de gestion disponibles..., tirent la qualité, le travail et les salaires, vers le bas.

Un travail invisible pour des productions immatérielles

Dans l’écart irréductible mais pourtant nié par les outils de gestion disponibles, entre le réel et le prescrit, entre le service attendu et le service rendu et perçu..., le travail des œuvrants du FM est d’autant plus invisible qu’il est intelligent. Il est toujours une expérience politique parce que relationnel. Il est en même temps conception et réalisation. Il est pertinent à condition d’initiative et donc, d’autonomie.

Sa valeur dépend du sens qu’il prend en situation pour l’œuvrant et pour chacun des bénéficiaires. Sa production n’est donc ni mesurable, ni dénombrable. Elle est servicielle et largement, immatérielle. La valeur produite n’est pas dans l’effort mais dans l’effet. La productivité est dans la pertinence du travail pour modifier favorablement l’état du bénéficiaire. Cette modification n’est jamais obtenue sans le bénéficiaire lui-même. La prescription de ce travail est d’autant plus difficile que sa finalité et ses résultats sont également appréciés sur un mode subjectif. La valeur créée est bien réelle, mais contextuelle et relative, elle est singulière, elle n’est pas standardisable. Par ces caractéristiques, la valeur échappe à l’observation distante (celle des managers et de leurs outils) et à la mesure. Les productions des services peuvent avoir des supports tangibles, mais elles contribuent à des actifs immatériels. Le bien-être, la pertinence, l’accessibilité, le confort, la propreté, la sécurité, l’usage optimisé des espaces, l’accueil… autant de valeurs que les outils de gestion d’origine industrielle et financière ne permettent pas d’appréhender.

Un champ de recherches et d’expérimentations

Face aux enjeux de productivité dans le FM et les services, la coordination par la subordination n’est plus suffisante. Mais comment promouvoir la coopération ? Un investissement s’organise à travers des recherches, des expérimentations et des contributions avec : un effort d’élaboration de métriques de la valeur des services, une recherche sur les environnements adaptés aux nouvelles formes de travail, autonome, nomade et digital, l’élaboration de savoir-faire sur les conditions d’obtention de gains de productivité par l’innovation servicielle et les innovations sociales nécessaires à l’intégration des possibilités offertes par le digital, l’expérimentation d’offres de services adéquats dans des espaces de coworking pensés pour des salariés, des expérimentations de contrats (à durée indéterminée, centrés sur la valeur et non les coûts, basés sur la coopération et la confiance) dépassant les effets pervers de la défiance qui domine, la conception d’outils d’évaluation de la pertinence des espaces aménagés, l’intégration de la dimension territoriale pour contribuer à faire des zones d’activités des zones de vie sociale, des échanges et une capitalisation de différents travaux tout à la fois prospectifs et opératoires, vers la constitution d’un corpus professionnel.

Dans un contexte valorisant la responsabilité sociétale des entreprises, la qualité de vie au travail, le bien-être, la prévention des risques psychosociaux, le développement local, l’insertion, le développement des patrimoines humains, des actifs des entreprises comme des territoires..., ce secteur est central. Faisons ainsi le pari que le FM pourrait être, pour le vingt et unième siècle et l’économie servicielle, ce que l’automobile a été pour le vingtième et le moment industriel du développement de nos sociétés. Il lui faut pour cela inventer les conditions de la performance du travail serviciel, bien au-delà de la recherche de la réduction des coûts.

X. B.

1 : Cf. Sypemi.com.