Le titre est explicite, le sous-titre (« La violence perverse au quotidien») encore plus. Marie-France Hirigoyen nous trace un tableau effrayant des agissements de certains personnages qui ne jouissent qu'en empêchant les autres de vivre. Au sens figuré d'abord mais dans certains cas au sens propre car ils peuvent mener leurs victimes au suicide. Dans le couple, la famille, l'entreprise, ces hommes et ces femmes s'attaquent insidieusement à leurs victimes, leur victime plutôt car c'est généralement une seule personne qui attire l'essentiel de la haine du pervers. Cette proie, nous dit M.F. Hirigoyen, n'est absolument pas une victime née, un être faible sur lequel il est facile de se défouler quand on n'est pas sûr de soi ; c'est au contraire le plus souvent une forte personnalité que son partenaire sexuel ou son chef de service ne peut pas supporter à cause de cette force même. Il va alors tenter de briser cette personne par une technique de harcèlement, de dévalorisation à petites touches, de réflexions acides, d'injustices répétées, afin de le faire douter d'elle-même et lui faire perdre l'estime de soi.

Au fil des pages, le lecteur reconnaît qui sa belle-mère, qui son chef, qui son amant... Sans aller toujours jusqu'aux extrêmes décrits par l'auteur (psychanalyste, elle est amenée à intervenir quand la situation est devenue particulièrement grave), la perversité est largement présente dans notre société. D'où l'importance de ce livre qui pourra faire prendre conscience à tel ou tel (beaucoup sans doute) que, non, décidément non, ce ne n'est pas lui qui est devenu bon à rien voire fou, mais qu'il a bel et bien en face de lui un pervers narcissique (qui souvent entraîne le reste du groupe dans son entreprise de déstabilisation). A ce titre, cet ouvrage est une œuvre de salubrité publique.

Citons quelques lignes de la conclusion : «nous avons vu le déroulement des processus pervers dans certains contextes, mais il est bien évident (...) que ces phénomènes dépassent largement le monde du couple, de la famille ou de l'entreprise. On les retrouve dans tous les groupes où des individus peuvent entrer en rivalité, en particulier dans les écoles et les universités. L'imagination humaine est sans limites quand il s'agit de tuer chez l'autre la bonne image qu'il a de lui-même; on masque ainsi ses propres faiblesses et on se met en position de supériorité. C'est la société tout entière qui est concernée dès qu'il est question de pouvoir. De tout temps, il y a eu des êtres dépourvus de scrupules, calculateurs, manipulateurs pour qui la fin justifiait les moyens, mais la multiplication actuelle des actes de perversité dans les familles et dans les entreprises est un indicateur de l'individualisme qui domine dans notre société. Dans un système qui fonctionne sur la loi du plus fort, du plus malin, les pervers sont rois. Quand la réussite est la principale valeur, l'honnêteté paraît faiblesse et la perversité prend un air de débrouillardise».

Pour ce qui concerne spécifiquement notre lectorat en situation, c'est-à-dire les cadres dans leur vie professionnelle, il faut lire le chapitre 2 « Le harcèlement dans l'entreprise » (pages 55 à 89). Citons quelques lignes significatives : «L'abus de pouvoir des chefs a toujours existé, mais actuellement il est très souvent déguisé. Les dirigeants parlent d'autonomie et d'esprit d'initiative à leurs salariés, mais ils n'en exigent pas moins soumission et obéissance. Les salariés marchent parce qu'ils sont obsédés par les menaces sur la survie de l'entreprise, par la perspective des licenciements et par le rappel incessant de leur responsabilité, donc de leur culpabilité éventuelle. (...) Ce qu'aucun spécialiste ne conteste, c'est que dans les groupes de travail sous pression les conflits naissent plus facilement. Les nouvelles formes de travail, qui visent à accroître les performances des entreprises en laissant de côté tous les éléments humains, sont génératrices de stress et créent ainsi les conditions favorables à l'expression de la perversité».