1. 1.      La modernisation des organisations publiques : vers un changement de paradigme

Les programmes de modernisation en France mis en œuvre dans les années 90 ont eu une composante liée à la manière de « servir le citoyen[1] ». A l’instar de nombreuses organisations publiques et ministères, l’administration fiscale française s’est engagée depuis plus de dix ans dans une profonde transformation de son organisation et de son fonctionnement. Cette modernisation de la gestion publique s’est faite sous influence d’un courant de pensée appelé New Public Management qui trouve son point d’appui en 1990 sur la base de nombreux travaux (Hood, 1991 ; Osborne et Gaebler, 1992…). Selon les détenteurs de cette nouvelle gestion publique, les organisations publiques connaissent un processus de profonde transformation sous l'effet conjugué de multiples facteurs : mondialisation, construction européenne, décentralisation, développement des technologies, modernisation des structures, exigences des citoyens. Dans ce contexte, le pilotage des organisations publiques (État, administrations, entreprises publiques, collectivités locales) doit s'adapter à la nouvelle réalité des besoins collectifs des sociétés. L’objectif de cette nouvelle gestion publique qui s’est concrétisée par une intense activité de recherche[2] et par des lois notamment en France la Loi Organique relative aux Lois de Finances de 2001 (LOLF)[3], est de répondre à l’exigence croissante des usagers en matière de qualité de service public sous contrainte budgétaire.

Avec la LOLF de 2001, le mouvement de modernisation en matière de qualité de service s’est accéléré et a marqué le passage d’une culture de moyens à une culture de résultats avec l’introduction d’objectifs de performance notamment au sein de l’administration fiscale. Cette volonté obéit à une double nécessité. D’abord répondre à l’attente des usagers qui ne comprennent plus que l’administration fiscale ne s’adapte pas à un environnement en mutation (consumérisme des usagers « clients », risque de « ringardisation » pour l’administration qui voit sa légitimité contestée…), ensuite, encourager le civisme fiscal, c’est-à-dire faciliter l’acte déclaratif et le paiement pour accroître les recettes fiscales. Cette loi conduit à un changement de paradigme, à une conception d’administration régalienne se substitue une nouvelle conception qui place les relations avec l’usager au cœur des préoccupations. La performance d’une telle organisation publique ne s’apprécie plus seulement à l’aide d’objectifs d’efficacité et d’efficience, mais est également liée à la qualité de la prestation publique et à la satisfaction des usagers.

La Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) de 2007, puis de 2010 donne un nouvel élan visant à l’obtention d’une réduction des dépenses publiques en amplifiant l’effort de modernisation, en approfondissant les réformes (rationalisation des fonctions support) et en améliorant la qualité du service rendu aux usagers (réduction des délais de traitement des dossiers, amélioration de l’accueil, simplification des démarches). Cette réforme avait également pour objectif de mettre en place une nouvelle gestion des ressources humaines visant à mieux former et mieux recruter les agents ; à mieux valoriser et récompenser les efforts ; à favoriser les mobilités et à offrir des opportunités de carrière plus diversifiées et à accompagner les agents concernés par les réorganisations administratives.

Cette modernisation par les résultats s’est concrétisée au sein de l’administration fiscale, par la définition de programmes dont les objectifs sont évalués par des indicateurs. Parmi ces programmes, le contrat d'objectifs et de moyens 2000-2002, le contrat de performance 2003-2005, puis le contrat de performance 2006-2008 ont fait de la qualité de service un objectif stratégique.

Elle s’est mise progressivement en place au sein de l’administration fiscale par le biais de programmes destinés à simplifier la vie des contribuables et à améliorer la qualité du fonctionnement. Concrètement, cela s’est traduit par des engagements qualité permettant de faciliter les contacts avec l’administration et une mesure régulière de standards de qualité.

Pour accompagner cette évolution qui déplace le rôle des cadres de la fonction publique d’une mission hiérarchique classique – de type bureaucratique - vers une mission plus managériale d’animation d’équipes et de projets, la Direction Générale de la Modernisation de l’Etat (DGME) au travers de son école d’application, l’Ecole de la Modernisation de l’Etat (EME), propose des parcours de formation en management, conduite du changement, leadership et pilotage de projet aux cadres de tous les ministères de la fonction publique.

2. Les raisons du sous développement du leadership public

Malgré les accompagnements organisés par l’EME, les cadres publics rencontrent des difficultés à suivre les mutations profondes de leur organisation et à manager leur équipe. De plus, bien qu’une bonne partie des engagements qualité (répondre aux demandes mail et téléphone dans les délais, donner des imprimés, réception du contribuable, s’identifier etc.) corresponde à des pratiques anciennes d’un service public « normal » et ne soit pas, selon certains analystes (Lambert, 2003, p. 432) « de nature à bouleverser l’organisation administrative », les démarches de contractualisation souffrent d’un déficit d’implication des agents. Cela se traduit sur le terrain par la non atteinte des objectifs qualité.

Les principales causes invoquées de ces difficultés par les agents et cadres publics sont :

  •      La forte pression du management pour atteindre les objectifs
  •      Le manque de moyens (matériels, humains, financiers, technologiques..) pour tenir les engagements et objectifs
  •      L’accroissement du stress et perte d’intérêt au travail (absentéisme excessif, maladies professionnelles nombreuses…)
  •      Une forte rotation sur certains postes de travail
  •      Le manque d’autonomie et de polyvalence des agents entraînent des glissements de fonction des responsables
  •      Le manque de clarté dans la répartition des missions et des fonctions (tâches faites en double…)
  •      La sous-efficacité liée à un manque de numérisation de certaines tâches
  •      Le cloisonnement entre les services, manque de transversalité
  •      Le manque de concertation entre direction nationale et les territoires
  •      Un système de rémunération peu motivant, démotivation du personnel (sous-production)
  •      Une surconsommation de matières, biens et fournitures
  •      La modernisation de l’action publique est vécue par certains agents comme une contrainte
  •      La mesure de la performance est vécue comme une tension

De plus, bien que le cadre statutaire permette aujourd’hui d’intégrer des concepts managériaux revalorisant le rôle et la place du cadre public, la nature bureaucratique de la fonction publique est inévitablement encore source de rigidités dans la mesure où les cadres publics fonctionnent toujours en référence à des normes juridiques et des procédures à respecter, en adéquation avec sa conception originelle, selon un leadership rationnel. Les agents sont soumis à une autorité dans le cadre officiel de leur fonction en référence à la théorie de l’autorité rationnelle de Weber (autorité légale instituée, leadership impersonnel). De plus, le maintien d’un statut général à l’ensemble des agents[4] , ne permet pas réellement un exercice managérial individualisé au niveau de chaque fonction publique. De fait, ces rigidités et ces lenteurs altèrent l’efficacité de certains outils managériaux.

Comment sortir de la conception wébérienne du leadership où le cadre public exerce une mission hiérarchique classique pour se déplacer vers une conception plus évolutive du leadership où le cadre public exerce une mission plus managériale d’animation d’équipe et de projets ? Comment susciter une plus grande autonomie et une implication chez les agents ? Comment développer un management de l’action publique plus agile ?

3. Comment développer un management public agile ? : La métamorphose des managers publics

Les travaux de recherche réalisés par Noguera (2006) auprès d’une administration fiscale de 1040 agents en région ont montré que l’implication des fonctionnaires est un levier indispensable pour réussir des changements vers des services publics de qualité et que les  cadres des services publics ont un rôle central à jouer dans les nouvelles régulations à mettre en œuvre.

Pour stimuler une création de valeur publique durable, les cadres ont un rôle à jouer dans la modernisation de l’administration publique qui conduit à proposer un nouveau modèle de leadership du manager public

Cette métamorphose des cadres publics en managers publics nécessite le développement de plusieurs missions. Ces missions s’inscrivent dans un nouveau paradigme du leadership public, celui de la théorie du « servant leader ». Ce concept proposé par Robert Greenleaf, (1996) est un modèle alternatif au leadership autoritaire de Weber. Selon cet auteur, un servant leader est au service de son équipe qui est elle même au service de ses clients, usagers, contribuables. Le modèle sous-tendu repose sur l’idée de confiance, d’auto-contrôle, de responsabilité…, le servant leader se doit quand à lui de tout faire pour aider ses équipes à tirer le meilleur partie des possibilités de son organisation.

Sur le plan plus opérationnel, ce modèle signifie que les cadres doivent être capable de gérer la mise en place de tels programmes, ces réorganisations, d’articuler l’impulsion politique et la mise en œuvre pratique des politiques, d’accroître la motivation des collaborateurs, organiser la décentralisation et la délégation de certaines activités par exemple, délégation de la catégorie B à la catégorie C de l’activité conseil aux usagers et de maîtriser des coûts cachés engendrés par les règles et procédures et les problèmes afférents (intérêt du travail, défaut d’initiative et de créativité…).

Très concrètement au sein de l’administration fiscale, ce déplacement de fonction d’encadrement se traduit par une capacité d’écoute des agents, pour mieux comprendre leur attentes et leur besoins afin de rassembler des informations sur son personnel et sur l’organisation du travail pour piloter son service et pour prendre des décisions sur la gestion du personnel et la gestion des activités.

Les cadres ont également à jouer un rôle dans la construction de nouvelles formes de coordination entre les services et les divisions de l’administration fiscale. Cet ajustement passe avant tout par la négociation avec les agents, l’identification de leurs compétences et leurs contributions qui incitent à de nouvelles formes de coopération.

Le manager public doit faciliter l’innovation dans la mise en place de nouvelles formes d’organisation du travail qui misent sur l’intelligence et l’autonomie des agents. Le domaine est vaste allant de la simplification administrative (e-administration…), aux plans d’évaluation des actions publiques en passant par une comptabilité consolidée. Il demande notamment des compétences en gestion des conflits.

Par exemple, une majorité d’agents avaient trouvé les nouvelles procédures relatives au système d’information contraignantes et parfois inadaptées. Or, il s’agissait d’une opinion bien plus liée à une absence de pédagogie et d’explication de ces nouvelles procédures de la part des cadres, qu’à un défaut de conception des procédures elles-mêmes.

Le manager public a un rôle d’animateur de son équipe, par la mise en place et le maintien de formes d’organisation du travail qui concourent à donner du sens au travail et à améliorer la performance individuelle et collective. Ces nouvelles formes organisationnelles doivent traduire les impulsions politiques et faciliter leur compréhension et leur mise en œuvre par les usagers et les collaborateurs.

Le manager public doit développer ses compétences relationnelles et de leadership : il s’agit de créer des liens et de mettre en œuvre une transversalité qui n’est normalement pas inscrite dans les circuits d’information et de décision (Crozet et Desmarais, 2005). C’est un rôle qui vise à mobiliser les agents publics. Le manager public doit être capable de prendre l’initiative de concevoir, préparer, lancer, déployer toute action adéquate avec les représentations, la culture, les valeurs de son promoteur. Le domaine est très ouvert, il va des groupes d’initiative et de progrès au tableau de bord stratégique, en passant par toute action de coordination, de régulation, de prévention et de prospective.

Le manager public doit être un manager de talents et de conseiller auprès des agents, en les aidant à clarifier leurs valeurs et leurs intérêts au travail, à développer leurs compétences pour favoriser leur employabilité et leur performance au travail, et à prendre en main leur projet de carrière.

Le manager public doit piloter les externalités ce qui consiste en la surveillance des effets de l’action de son service sur l’extérieur et la satisfaction ou insatisfaction des usagers. Il s’agit également d’inciter les agents à innover en questionnant leur environnement extérieur (usagers, partenaires, secteur privé…) afin d’être en veille.

La poursuite de la modernisation des organisations publiques et ministères s’appuie donc sur une fonction publique rénovée, plus ouverte, plus performante et mieux managée. C’est autour de ces principes qui fondent selon nous le nouveau rôle du manager public que devraient s’articuler les outils concrets de management implantés et diffusés dans les administrations publiques.

Bibliographie

CROZET P. et DESMARAIS C. (2005), « L’encadrement des organisations publiques face à la modernisation managériale : concilier l’inconciliable ? », congrès de l’AGRH.

GREENLEAF R., On becoming a servant leader, San Francisco, CA: JOSSEY-Bass Publishers.

Hood, C. (1991), « A Public Management for All Seasons (in the UK)?" Public Administration, vol. 69, no. 1: 3-19.

LambertT.(2003), « Les pouvoirs de l’administration et les garanties du contribuable dans le contrôle fiscal français », in Leroy M., Fiscalité et évitement de l’impôt, Coll. Finances Publiques, Paris, L’Harmattan, p. 111-122.

NOGUERA F. (2006), Rapport de recherche, Action de communication interne sur la Qualité de Services et PVFI – Pour vous Faciliter l’Impôt, Rapport pour le Ministère de l’Economie des Finances et de l’Industrie - Direction Générale des Impôts

NOGUERA F. (2010) « Les défis posés par la nouvelle gestion publique à la GRH : cas de la Direction Générale des impôts » Revue de Gestion de Ressources Humaines, ESKA.

NOGUERA F. (2012), (Quels rôles pour les cadres publics ? in L’imagination managériale des cadres, collection « Profession : cadre public », coordonné par Jean-René Brunetière, Véronique Chanut et Serge Vallemont.

OSBORNE et GAEBLER (1992): « Reinventing government. How the entrepreneurial spirit is transforming the public sector »



[1] L’ensemble des préconisations issues de la nouvelle gestion publique conduit à renforcer l’obligation de rendre des comptes, à rendre l’administration plus proche des citoyens, voire à les placer au cœur des organisations.

[2] voir par exemple en 1995 les travaux du colloque de Cerisy, intitulé « Le service public ? La voie moderne » ou bien en 1998 les travaux du séminaire Fonctionnaires, soutenu par la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique, L’Administration en Mouvements ? par Frédérique Pallez, Centre de Gestion Scientifique de l’Ecole des mines de Paris.

[3] Loi Organique Relative aux Lois de Finances votée en août 2001 par le Parlement et mise en œuvre à partir du 1er janvier 2006

[4] Le statut général a été défini en 1947 par les lois de ROLLAND. Ces lois constituent le fondement du droit applicable et sont énoncés comme le socle d’un système de valeurs et les critères de reconnaissance des activités de « service public ». Egalité, continuité et mutabilité sont des trois fondements du service public.

PDF : Le nouveau modèle du manager public