Ce livre s’inscrit dans le prolongement de la réflexion d’Alain Touraine ces dernières années au sujet de la redéfinition du social en la confrontant aux échéances politiques présentes. Pour le dire en substance, son propos part du constat d’une disparition progressive du monde industriel au profit de ce qu’il appelle une « société de communication ». A ce monde industriel s’attachaient tout un ensemble de références le plus souvent collectives qui ont façonné une construction sociale et une « conscience ouvrière » que le sociologue a étudiées dès ses premiers travaux. La disparition de cette civilisation industrielle ouvre un tout autre champ qui, selon Touraine, prend corps autour des droits humains fondamentaux et d’une « subjectivation » nouvelle face à un pouvoir total, notamment financier, qui prétend dominer non plus les objets ou la production, mais les représentations, les opinions et les choix d’existence.

Ce basculement concerne non plus une classe, une catégorie ou un collectif, mais bien le « sujet » en tant que tel dont la dignité devient la nouvelle frontière à la fois de résistance et de conquête. Il y a une dimension proprement éthique dans l’affirmation du sujet dans un espace aujourd’hui mondialisé et par rapport à des forces de marché hyperpuissantes. La subjectivation comme conscience de soi est selon le sociologue plus adaptée aux temps qui viennent et à l’action nécessaire que la seule socialisation et la conscience collective qui nous faisait agir hier. Changement considérable de paradigme quand on se réfère à tout ce qui a constitué le socle des engagements et plus fondamentalement encore notre rapport au monde.

A l’appui de cette thèse d’Alain Touraine, on voit bien la tendance à l’œuvre qui fait du sujet à la fois la clé de l’engagement et la finalité de l’action. Les démarches citoyennes ou les mouvements éthico-démocratiques en apportent chaque jour la preuve. On appartient certes à une communauté, mais on garde plus que jamais sa liberté de sujet. Quant à l’action, elle vaut vraiment que pour autant que l’on puisse en voir le résultat, c’est tout le sens de l’action bénévole en faveur de la solidarité par exemple. Et puis, en matière de droits, il est clair que les droits attachés aux personnes et non plus au contrat ou au statut (ex : CPA) témoignent d’une nouvelle approche, celle en quelque sorte de la prédominance du sujet dans le social.

Pour Alain Touraine, le passage de la société industrielle à la société de communication appelle une reconfiguration politique. « Nous sommes entrés dans un nouveau type de société, dont les enjeux culturels comme les acteurs sociaux sont complètement nouveaux et donnent un sens inédit à la plupart des initiatives et des débats où des commentateurs paresseux ne veulent voir que l’illustration sans fin de la pensée hégélienne et marxiste ou des théories économiques libérales classiques telles qu’elles ont été formulées en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis. » L’analyse d’Alain Touraine dans ce livre traite notamment des difficultés de la gauche sociale-démocrate à appréhender cette phase nouvelle. Ses réflexions concernant l’actualité politique pourront d’ailleurs être discutées en particulier dans la phase électorale que nous connaissons, d’autant qu’elles n’ont pas toujours la force de l’argument principal qui les sous-tend. Il reste que la lecture d’Alain Touraine est toujours stimulante et elle l’est d’autant plus dans un moment où l’on sent bien que la pensée du social est déterminante pour notre avenir commun. Nous sommes dans un basculement où le devenir hésite, balbutie parfois dangereusement. Comme le disait Gramsci : « La crise est le moment où l’ancien ordre du monde s’estompe et où le nouveau doit s’imposer en dépit de toutes les résistances et de toutes les contradictions. Cette phase de transition est justement marquée par de nombreuses erreurs et de nombreux tourments. »