Ce livre décrit un travail qui a fortement évolué, tout en restant toujours central dans la vie des personnes. Il est devenu moins saisissable, largement ambivalent et paradoxal. « Comme l’artiste, le travailleur d’aujourd’hui se remet en question chaque jour ». Par cette formule, l’auteur souligne l’inadaptation des représentations pour appréhender les nouvelles formes de travail. L’impossibilité d’une représentation visuelle du travail (faute de mieux, un homme ou une femme assis devant un écran d’ordinateur !) constitue selon lui la cause principale d’un malaise largement démontré dans l’ouvrage.

Pierre Boisard commence sa réflexion par un étonnement. Dans un monde où la capacité de la mémoire sociale s’apparente parfois à celle du poisson rouge, il se souvient que le « legs des socialistes utopistes et des chantres de l’évolution technique, le progrès social se mesuraient à l’allègement du travail. Double allègement, celui de la pénibilité et celui de la durée consacrée au labeur ». Or, voilà que depuis quelques années seulement, nous assistons à un complet renversement de perspective. S’il y a toujours la plainte insistante sur la dégradation des conditions de travail, le stress et maintenant les risques psychosociaux ; le paysage intègre en même temps « le travailler plus pour gagner plus », marque d’un revival d’autant plus étonnant qu’il fait consensus. Au-delà de la critique du discours idéologique, il saisit l’occasion pour dresser un tableau, fondé sur l’exploitation de multiples enquêtes et observations de ce qu’est le travail d’aujourd’hui. Au-delà des vieilles lunes du « gagner son pain à la sueur de son front » et des représentations obsolètes, c’est notamment par l’observation de l’effet paradoxal des 35 heures qu’il repère la preuve d’un changement de nature dans le travail. « La loi sur les 35 heures aura eu pour effet inattendu de déclencher un mouvement inverse d’accroissement du temps de travail sous deux formes : durée hebdomadaire ou annuelle et durée de la vie active ». L’explication se trouve selon lui dans la méconnaissance de deux phénomènes. D’une part, le déplacement du travail depuis les activités industrielles (ou agricoles), propices aux gains de productivité vers les activités tertiaires, intellectuelles ou informationnelles, bien moins propices à la valorisation de ces gains. D’autre part, l’intellectualisation du travail déplace également le problème, non plus en termes de durées collectives, mais en termes de possibilités de choix individuels. Elle étend le domaine du travail très au-delà des limites traditionnelles du lieu et du contrat de travail. Pierre Boisard illustre ce vaste mouvement à travers la considération de trois images » du travail archétypales : Celle du « geste auguste du semeur » du paysan, celui qui se lève tôt, modeste, mais indépendant sur sa terre (laquelle, comme chacun sait, « ne ment pas ! »).

C’est ensuite l’image de l’ouvrier de l’automobile, toujours viril mais confronté « solidairement » à la puissance mécanique des machines. Ni l’un ni l’autre ne parlent correctement du travail d’aujourd’hui. Tertiarisation, salariat croissant, féminisation, nouvelles technologies et exigence d’initiatives individuelles, caractérisent désormais un travail dont la représentation échappe encore largement.

L’auteur propose alors de caractériser le travail d’aujourd’hui à l’aide de l’esthéticienne. Figure féminine, exerçant une activité de service à la personne, ne mobilisant pas la force musculaire mais des capacités d’écoutes individualisées pour un exercice professionnel dans des entreprises petites voire minuscules, l’esthéticienne « représente » mieux le travail d’aujourd’hui que les figures héritées d’un passé révolu.

Sur la base des études disponibles récentes, européennes et françaises, Pierre Boisard insiste sur la double dimension paradoxale de l’attachement au travail. Clairement maintenu d’une part, il fait l’objet d’une tendance à la désaffection croissante ces dernières années d’autre part.

Cette désaffection se réfère selon lui à la montée en puissance du thème (et de la réalité) de la souffrance au travail et des risques psychosociaux que mesurent les TMS par exemple. En tendance et sur le long terme, le travail est nettement moins pénible qu’autrefois. Pour autant, sur les variables classiques de la pénibilité (charges, cadences, environnement, bruits), on assiste à un ralentissement des progrès, alors que de nouvelles variables conduisent à de nouvelles dégradations ces dernières années. C’est le cas notamment des contraintes horaires qui s’étendent et d’une exposition mal maîtrisée aux produits chimiques par exemple.

Plus largement, on ne peut comprendre le paradoxe souligné sans prendre en compte un sentiment de mal-être psychique qui connaît des traductions pathologiques jusqu’à constituer un problème de santé publique. Sont en cause « l’accélération et l’irrégularité des rythmes de production, l’obligation de réactivité dans un environnement devenu plus incertain, la mise en concurrence des individus dans les collectifs de travail, l’exigence d’une plus forte implication personnelle, la mise en relation directe avec le public et, de manière générale, une plus forte exposition aux aléas de la demande ».

Face à ces contraintes nouvelles, Pierre Boisard constate une insuffisance de reconnaissance, notamment dans la dimension proprement salariale. « La perte de confiance des salariés français (…) naît notamment de l’impression que leurs efforts et leur apport ne sont pas reconnus comme ils devraient l’être. Ils reprochent moins à leurs dirigeants de ne pas être capables de lutter efficacement contre la concurrence, que de ne pas reconnaître leur contribution ».

Si la part des salaires dans le partage de la valeur ajoutée est stable depuis 1990 (aux alentours de 68 %), cette stabilité cache un très fort accroissement des inégalités. « Rockefeller, personnification de la richesse capitaliste, avait en son temps préconisé que le salaire des dirigeants d’entreprises ne soient pas supérieurs à 40 fois celui des ouvriers, or le salaire moyen du PDG américain est passé de 85 fois le salaire moyen d’un salarié en 1990 à 500 fois en 2000 ».

Deux chapitres enfin, en forme de propositions, clôturent l’ouvrage, pour contribuer à « assurer les parcours professionnels » et à mieux « concilier vie professionnelle et vie personnelle ». Dans sa conclusion, sans doute à rebours de l’ambiance libérale actuelle mais qui tombe à pic dans le contexte de crise…, il choisit d’en appeler à la puissance publique.

Mondialisation, faiblesse des partenaires, contraintes des entreprises « ne dédouanent pas les acteurs sociaux de leurs responsabilités et ne doit pas les inciter à se désengager de la sauvegarde de l’emploi et de l’amélioration des conditions de travail, (…) mais seule la puissance publique dispose de l’autorité et des moyens humains, intellectuels et financiers suffisants ».

Ce livre est porté par une grande qualité d’écriture, qui porte la synthèse et la mise en perspective de nombreux travaux d’enquêtes sur le travail lui-même, au-delà de l’emploi ou des conditions de travail. La prise en compte des apports de la sociologie avec le souci de mettre à la portée des lecteurs intéressés un matériau de qualité et synthétique, sans esquiver l’engagement sur quelques enseignements et enjeux, constitue un des principaux mérites et le grand intérêt du livre de Pierre Boisard.