L’OCDE rappelait récemment qu’en 2004, les salariés français ont reçu des augmentations 2 à 3 fois inférieures à celles des salariés américains et britanniques. La faiblesse de ces augmentations est-elle en cause dans l’impression générale d’une baisse du pouvoir d’achat ?

Sans doute, mais cette baisse est d’abord un phénomène lié à des déséquilibres dans les dépenses des ménages.

Il y a d’abord les dépenses courantes, celle des produits de grande consommation. Sans revenir sur l’utilité politique et macroéconomique de l’euro, il faut reconnaître que l’abandon du franc a eu des conséquences micro-économiques significatives. On commence à connaître – et à reconnaître – les effets pervers du passage à l’euro. La transposition s’est faite à l’aide d’arrondis, avec une tendance légère à la hausse des prix. De la même façon, à chaque fois que l’on procède à une augmentation, le point de base est d’un centime d’euro, là où il n’était que de cinq centimes de francs.

Un certain nombre d’entreprises en ont profité pour faire des augmentations déguisées, à commencer par le commerce de détail. Le prix de la demi-baguette flotte actuellement entre 32 et 42 centimes. Les consommateurs n’ont pas encore retrouvé tous leurs repères pour les prix des produits courants, et le changement de monnaie rend insignifiants des écarts qui, en francs, seraient perçus comme signifiants. On ne va pas chipoter pour 5 centimes d’euros, par exemple… Mais au total, le fameux panier de la ménagère se trouve impacté par toute une série de micro-hausses qui finissent par avoir une valeur significative.

L’ennui, c’est que cette hausse des dépenses n’est pas mesurée par les consommateurs, qui face au déni des instituts de statistique n’ont guère de moyen de savoir exactement à quoi s’en tenir.

On a beaucoup parlé à ce propos de la hausse des prix dans la grande distribution, et des fameuses marges arrière. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le rapport Canivet sur les relations distributeurs – producteurs a été utile, même si on peut regretter que sur les dix-huit associations de consommateurs, la commission n’en ait consulté que deux – et sur ces deux, aucune organisations syndicale.

Qu’en est-il exactement ? La loi Galland, à la fin des années 1970, interdit aux distributeurs de vendre à perte. Pour contourner les règles, ceux-ci tablent sur la mise en concurrence des producteurs et tentent de leur imposer les prix les plus bas possibles (avec comme résultats précarité et bas salaires chez les salariés des producteurs, nos camarades de la FGA en savent quelque chose). Ils s’engagent ainsi à acheter durablement des produits aux producteurs, mais en échange d’une soulte… qui a pour effet d’augmenter les prix !

Au total, ce système a conduit à une hausse des prix suffisamment sensible pour que les pouvoirs publics s’en émeuvent, cependant que les consommateurs commençaient à se détourner des grandes surfaces au profit du commerce de proximité.

Une réforme est donc apparue nécessaire, sur laquelle nous sommes d’ailleurs d’accord ; en faisant attention, cela dit, à ne pas fragiliser par contrecoup le commerce de proximité, qui représente 70% des effectifs du secteur et répond par ailleurs à un vrai besoin social.

Le problème, c’est qui va payer la baisse des prix. Les actionnaires ? Il y a fort à parier pour que la variable soit plutôt la masse salariale ; dans la grande distribution, on effectue déjà des expériences de caisses sans caissières.

La position de la CFDT est que l’intérêt des consommateurs et celui des salariés ne s’opposent pas, et ne doivent pas le faire – c’est ce qui nous distingue par exemple des libéraux de l’UFC-Que choisir ? Il est par ailleurs évident qu’il faut sortir du face-à-face entre les distributeurs et les producteurs agricoles.

Cette dérive des prix des produits de grande consommation est-elle la seule cause de l’érosion du pouvoir d’achat ?

Assurément non, d’autant que les ménages peuvent jouer sur les dépenses qu’ils consacrent à ces produits. On parlera ici de pouvoir d’achat disponible. Mais il existe aussi un pouvoir d’achat immobilisé, une partie incompressible, constituée pour l’essentiel du logement et de l’énergie. Et là, la situation s’aggrave, du fait de la conjonction de plusieurs éléments. Le prix de l’eau, en constant dérapage depuis des années, constitue le premier de ces éléments, même s’il n’est pas forcément le plus significatif économiquement. Le manque de transparence, le fait qu’il n’y ait jamais eu de service public national de l’eau avec de grandes missions (qualités, réserves), l’existence de grandes compagnies vivant sur une économie de rente contribuent à ce dérapage.

Deuxième élément, l’énergie. L’avantage d’une monnaie forte nous a permis de payer moins cher les matières premières et les importations pétrolières et gazières ; mais on notera que cela a profité davantage à l’Etat et aux industriels qu’au consommateur, qui peut mesurer directement la hausse du prix de l’essence à la pompe. Quant à l’électricité, l’ouverture des marchés n’a pas eu les effets escomptés, puisque le prix du kW/h d’EDF qui était le moins élevé d’Europe a augmenté régulièrement depuis 20031. Il y a eu des produits où l’ouverture à la concurrence a fait baisser les prix, d’autres où elle a surtout signifié plus de choix et d’émulation créative (ainsi la téléphonie), et dans le cas de l’électricité les stratégies de conquêtes et d’investissement industriels l’ont emporté sur les baisses en direction de consommateurs qui restent relativement captifs.

Les anciens opérateurs travaillent à consolider leurs positions par une politique d’acquisitions ambitieuse, les nouveaux opérateurs doivent financer leurs investissements ; tous ont intérêt à ce que les prix augmentent. L’absence de transparence, le côté captif des consommateurs, les logiques de rente font disparaître les effets bénéfiques de la concurrence, la course à la puissance industrielle l’emportant sur la guerre commerciale. Tous s’attachent à développer leur offre, ils se montrent en revanche assez peu soucieux de la demande – et ceci dans un contexte où l’Etat a de longue date favorisé une politique du tout électrique.

Il faut comprendre que cet alourdissement du budget « énergie » dans les dépenses des ménages est loin d’être insignifiant économiquement. La part de revenu qu’un ménage consacre à l’eau et à l’énergie est comprise entre 5 et 15% de son budget, une part qui s’élève à mesure que les revenus sont plus faibles. Toute augmentation du prix de ces biens a donc un impact immédiat sur les ressources du ménage. Une situation d’autant plus grave qu’il ne s’agit pas de n’importe quels biens, mais de ceux dont on ne peut se passer.

La hausse du prix du logement, autre bien vital, est d’ailleurs probablement un facteur tout aussi sensible.

Elle l’est même sans doute davantage. Je ne m’étendrai pas sur un sujet longuement décrit par notre ami Jean-Luc Berho dans le dernier numéro deCadres CFDT2 ; qu’il me suffise de rappeler qu’en locatif comme en accession à la propriété, c’est entre 25 et 40% du revenu des ménages, quelquefois 50% en région parisienne, qui est consacré au logement. Si l’on fait les comptes, on s’aperçoit que l’ensemble du pouvoir d’achat immobilisé est compris entre 30 et 55% des revenus des ménages ; une proportion énorme, qui est marquée quels que soient les postes par une augmen- tation sensible. D’où l’importance extrême d’une action forte en matière de politique du logement, par exemple, afin de commencer à dégonfler une bulle immobilière dont la croissance contribue à tarir les ressources disponibles des ménages. Il ne s’agit pas seulement de protéger les consommateurs, mais de rétablir des fondamentaux économiques plus sains, en favorisant en particulier une consommation dont on sait bien qu’elle est le principal moteur de la croissance.

Il faut souligner à cet égard que cette immobilisation du pouvoir d’achat se fait au détriment du pouvoir d’achat disponible, c’est-à-dire du monde des services, qui se trouve être l’un des plus porteurs en matière de création d’emploi. En d’autres termes, les mécanismes que nous décrivons ne nuisent pas seulement à la consommation en général, mais plus particulièrement à un certain type de consommation, le plus porteur de croissance.

Une hausse des salaires, dans ces conditions, peut se révéler décisive.

Je crois en effet qu’il faut sortir des oppositions à l’ancienne entre le syndicalisme de la fiche de paie et celui qui défendrait l’emploi. Il y a certes différentes façons de voir les choses et d’arbitrer entre les intérêts, mais sur le fond il n’y a pas d’incompatibilité, bien au contraire, entre les hausses de salaire et l’emploi : les hausses de salaire favorisent les activités de service, créatrices d’emploi, et on peut ici imaginer un cercle vertueux.

Cela étant, il faut se méfier des visions simplistes et des revendications à l’emporte-pièce ; je pense aussi bien à la revendication démagogique d’une augmentation du Smic de 10% qu’au déblocage désastreux de l’épargne salariale, qui sous prétexte de doper la consommation casse un dispositif encore très fragile et dont chacun connaît l’importance dans la préparation de notre avenir.

Plutôt que ces mesures artificielles à l’efficacité hypothétique, il faut travailler sur des scénarios intégrant plusieurs types d’action. Parmi ces actions, la hausse des salaires est un élément central. Je ne crois pas à une croissance dopée par les hausses de salaires, comme dans les scénarios inflationnistes des années 1970. Mais il est possible de mettre en œuvre des mesures structurelles, à la marge, mais systémiques : conjuguées à des actions ciblées sur la consommation, des hausses de salaires de quelques dixièmes de points suffisent à entamer un rééquilibrage des ressources des ménages et lancer un cycle vertueux. En l’occurrence, rendre un peu de pouvoir d’achat sous la forme de salaires peut permettre de restaurer de la confiance, de rééquilibrer l’épargne vers la consommation et la consommation vers des biens et services plus divers, créateurs d’emploi.

Quel pourrait être ici le rôle de l’Etat ?

Sans forcément imaginer des scénarios keynésiens, l’Etat pourrait jouer un rôle d’incitateur, auprès des entreprises et des branches. Evidemment, pour un gouvernement de droite, cela demande un certain courage politique. Il est plus facile de faire baisser les impôts des riches, quand bien même, contrairement à ce que l’on a tenté de nous faire croire, cela n’aurait aucun effet sur la croissance…

Ce qui est certain, c’est qu’une politique de croissance et d’emploi fondée sur la redistribution de pouvoir d’achat et donc la reprise de la consommation ne peut se contenter de formules magiques. Elle doit se jouer sur plusieurs fronts à la fois. Outre les hausses de salaires et les mesures structurelles sur les biens et services relevant du pouvoir d’achat immobilisé, il y a beaucoup de choses à mettre en œuvre. Par exemple, faire en sorte que quand il y a concurrence, elle existe vraiment ; je pense par exemple à la téléphonie mobile, ou au secteur bancaire où les systèmes de package, dont il est difficile de sortir, sont peu transparents.

Je pense aussi au système de crédit à la consommation, très mal organisé et où les opérateurs se comportent comme des usuriers : il y a ici du pouvoir d’achat à rendre.

Il y a aussi le monde des biens d’équipements : l’arrivée de nouvelles technologies tire les prix vers le haut, et on est entré dans une logique où les produits de base n’existent plus. Ainsi des appareils photo ou des voitures ; à cet égard, on peut considérer avec attention l’arrivée de la Logan, qui amorce peut-être un renversement de tendance. Remarquons pourtant qu’elle sera peu commercialisée en France.

Que faire ? Se mobiliser sur ces sujets, faire pression, informer et communiquer, mais aussi éduquer les consommateurs, par exemple sur le surendettement. C’est d’ailleurs l’un des rôles des associations de consommateurs comme l’Asseco-CFDT. Il y aurait ici un travail possible dans les fédérations, mais aussi dans les programmes de l’Education nationale : qu’est-ce qu’un budget familial ? Après tout, c’est le premier sens du mot économie.

1 : L’augmentation des prix de l’électricité depuis 2003 a suscité l’inquiétude de nombreux consommateurs d’électricité, notamment des industriels électro-intensifs ; à telle enseigne que le ministère de l’économie, des finances et de l’industrie a confié en mars 2004 à l’Inspection générale des finances et au Conseil général des mines une mission d’expertise sur la formation des prix sur le marché de l’électricité. Le rapport est disponible sur le site www.industrie.gouv.fr.

2 : Cf.J.L. Berho, « Mythes et réalités du risque logement », in Cadres CFDT n°414.