La question de la responsabilité sociale des entreprises est d’actualité, comme l’atteste le Livre vert que vient de lui consacrer la Commission européenne. Respect des droits fondamentaux, vigilance sur le travail des enfants, attention aux dégâts écologiques, prise en compte du harcèlement moral, les pratiques font désormais l’objet d’analyses, d’évaluations ou de notations, à la demande des investisseurs, des clients, des actionnaires, et de façon générale des parties prenantes. L’entreprise ne peut plus ignorer les impacts sociaux, sociétaux, environnementaux de ses choix de gestion. Elle se doit de prendre en compte l’ensemble des parties prenantes : du riverain de l’usine, qui peut aussi être citoyen consommateur, au sous-traitant d’Asie du Sud-Est et bien sûr à ses salariés, ses actionnaires, ses fournisseurs.

Le développement du « rating social »1 suggère que les dirigeants d’entreprise sont appelés à élargir leur point de vue ; mais les organisations syndicales, elles aussi, sont appelées à une petite révolution culturelle. Il ne s’agit plus simplement de regarder l’interne, mais le « dehors », la périphérie de l’entreprise, rapprochée ou lointaine à l’heure de la mondialisation des échanges. Cela suppose pour les uns et les autres de sortir d’un certain nombrilisme, voire d’un certain corporatisme.

Comment ignorer en effet les inégalités croissantes entre grandes et petites et moyennes entreprises, entre salariés « protégés » et salariés « précaires », entre des salariés et des travailleurs qui, sur une même mission, peuvent avoir quelquefois des statuts très différents ? Le cas des professionnels autonomes est emblématique : nous sommes face à une situation sociale de plus en plus fragmentée, aussi bien au niveau local qu’à l’échelle mondiale.

L’entreprise étendue : impacts organisationnels et humains

La chaîne de fabrication, ce que l’on appelle aujourd’hui le process, dépasse de plus en plus la sphère juridique de l’entreprise. Un process peut traverser plusieurs entités de l’entreprise ; il se prolonge en dehors de l’entreprise lorsque des activités sont externalisées. Entre le client demandeur et le client « final », plusieurs entités juridiques sont souvent concernées, et des ruptures apparaissent dans la chaîne d’activités : ruptures de lieu, d’acteur, d’entreprise… Ces ruptures amènent une redéfinition des postes de travail et des rôles des acteurs, une augmentation des flux d’informations échangés, une reconfiguration du système de pilotage de la production. Quand l’entreprise s’étend, c’est toute la relation maître d’œuvre / maître d’ouvrage, donneur d’ordre / prestataire, qui change de nature : la grande tendance, à cet égard, est la généralisation du modèle contractuel. La procédure interne à l’ancienne se voit remplacer, en interne, par des contrats de services entre unités de la même entreprise, et à l’externe par des contrats de prestation avec le fournisseur ou des contrats de partenariat entre égaux.

Les impacts humains ne sont pas moins nombreux. Ce sont souvent de nouveaux collègues, un nouveau chef, un nouveau collectif de travail, à tout le moins un nouvel environnement, qui requiert un temps d’adaptation et d’apprentissage. Ce sont aussi des perspectives d’évolution de carrière différentes, des blocages qui apparaissent ou des verrous qui sautent : un devenir, en somme, à réinventer.

La redéfinition des frontières et de l’organisation de l’entreprise se traduit aussi par la coexistence dans la chaîne d’activités de travailleurs aux statuts et aux conventions collectives différents. La question sociale devient alors une question à part entière, à ne pas négliger. Il s’agit d’interroger les emplois et leur nature, les effectifs, l’organisation du travail et les conditions de travail, les risques. Il y a là un enjeu important de dialogue social autour de ces questions, qui peuvent être abordées d’un point de vue strictement managérial, mais gagnent aussi à être approchées dans le cadre de la négociation collective. Elles sont nombreuses, en tout cas : quels sont les dispositifs d’accompagnement des changements de postes, de qualifications, de métiers, de procédures ? Quelles garanties individuelles et collectives apporter aux salariés et aux travailleurs dans les chaînes d’activités ? Quelle participation effective, quelle réelle implication des acteurs pour une meilleure identification des risques et une meilleure maîtrise de l’accompagnement des changements organisationnels ?

Expliciter les choix, identifier les risques

Dans ce contexte dominé par le manque de visibilité, l’entreprise est amenée à expliciter ses choix : recentrage sur le cœur de métier, création de valeur pour le client final, levier de compétitivité, de productivité, recours à des compétences pointues, à une expertise externe, variabilisation des charges, mutualisation de coûts, qualité et permanence du service. L’importance nouvelle de la communication interne, dans les grands groupes, répond à cet enjeu essentiel : éclaircir et justifier les objectifs poursuivis. Précisant les objectifs à atteindre et les enjeux qu’ils recouvrent, l’entreprise est naturellement conduite à expliciter le comment, la démarche retenue pour atteindre la cible et passer de la stratégie à l’action : calendrier de mise en œuvre, objectifs quantitatifs et qualitatifs à atteindre, les livrables, les attendus, le processus d’accompagnement, la politique de communication tout au long du projet. Par delà la dimension strictement technique de l’information, il s’agit de permettre à chaque service, chaque sous-traitant, chaque salarié de se repérer : dans un processus éclaté, à l’architecture ou aux enjeux moins faciles à comprendre, tous ont besoin de pouvoir situer leur part d’activité et de responsabilité. Il en va à la fois de la cohérence de l’ensemble, et du sens que chacun donne à son travail.

Structurellement nécessaire, cet effort d’information se situe exactement à la croisée de la visée économique (ou industrielle) et de la visée sociale. Former, informer, sont nécessaires au bon fonctionnement de l’ensemble, mais aussi à la façon dont chacun vit son travail. Il ne s’agit pas ici de parler le langage du développement personnel ou du bonheur dans le travail, mais de rappeler une exigence fondamentale : savoir ce que l’on fait.

Le nécessaire effort d’information n’est pas la seule conséquence de l’extension de l’entreprise et de l’éclatement du process. Tout projet de restructuration, d’externalisation ou encore d’introduction de nouvelles technologies présente des risques.

Si l’on se place du strict point de vue des salariés, ces risques sont d’abord sociaux. Dans le passage à l’entreprise étendue, il y a parfois changement de statut du salarié ou même changement de convention collective, de contrat de travail, voire d’entreprise. Les risques encourus par les salariés peuvent se traduire par des blocages, des dysfonctionnements, des conflits : le dommage social rebondit alors sur l’entreprise.

Il s’intègre ainsi à l’ensemble des risques à prendre en compte lors des opérations de restructurations et de modernisation. Il en est d’autres, en effet, notamment en matière de coûts et de délais. Les coûts sont parfois visibles, parfois cachés ou simplement non identifiés. Les dérives dans les délais de mise en œuvre des projets font également courir des risques à l’entreprise. D’autres risques sont plus diffus, moins perceptibles : on pourrait ainsi évoquer la perte d’une mémoire collective, des usages et savoir-faire non écrits, non formalisés, non explicités, au moment de l’externalisation d’une activité, a fortiori dans un contexte non anticipé de fuite des détenteurs de savoir, des ressources clés de l’entreprise : on sait par exemple que les restructurations s’accompagnent souvent de plans sociaux, qui touchent en particulier les salariés de plus de cinquante ans : c’est-à-dire ceux-là mêmes qui possèdent cette culture et ces connaissances dont la transmission est indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise. Le découpage du process et le départ anticipé des salariés « cultivés » contribuent ainsi à l’émergence d’un risque spécifique, celui de la rupture de la chaîne du savoir.

La dégradation de la qualité de service aux clients ou la perte de valeur ajoutée, l’absence de lisibilité par les salariés, de perspectives, la faible qualité de l’interface entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, le passage d’un lien de subordination à un lien contractuel ou partenarial basé sur la confiance sont autant de facteurs de risques pour l’entreprise, qui peuvent se traduire sur le plan financier.

C’est d’ailleurs une logique de redistribution du risque qui sous-tend certaines restructurations, ce qui peut s’avérer… risqué ! Quand certains risques spécifiques sont aussi externalisés sur les prestataires, les sous-traitants ou la cascade de sous-traitants, la question de la maîtrise de l’ensemble de la chaîne du risque devient alors déterminante. Mais comment ?

Prévenir et maîtriser les risques

Dialogue et concertation, communication restent le plus souvent les meilleurs leviers de l’appropriation, de la compréhension par l’ensemble des acteurs, ceux qui permettent de lever les inquiétudes, les résistances aux changements, de passer de l’appréhension à la compréhension, à l’appropriation, l’implication puis l’engagement. Il est important également de prendre en compte le facteur temps, la nécessaire courbe d’apprentissage. L’accompagnement des changements de métiers, de rôles, de qualification et de compétences par la formation ou le tutorat a un coût qu’il convient de prévoir et d’anticiper.

Il n’est pas rare d’observer des échecs dans les grands projets de restructurations. Les causes en sont diverses : absence d’analyse stratégique, impasse sur l’analyse de l’existant, pilotage exclusif par les coûts, pression exacerbée sur le délai, sous-dimensionnement des moyens, des effectifs (qui sont le plus souvent la seule variable d’ajustement) ou simplement absence de dialogue et de concertation.

Un dialogue en amont, élargi aux partenaires sociaux des entreprises concernées, aux différentes parties prenantes s’avère pourtant de plus en plus nécessaire. Il ne s’agit plus seulement, alors, de respect des obligations légales de l’employeur vis-à-vis des instances représentatives du personnel, mais bien de donner toutes ses chances au projet.

La consultation du Comité d’entreprise est-elle perçue comme une contrainte réglementaire ou une opportunité d’un réel dialogue, de recueil d’un avis d’un collectif, d’un corps constitué, d’une partie prenante parmi d’autres ? Tout semble au contraire indiquer qu’il est sous-employé. Il serait judicieux d’admettre que le CE peut avoir une véritable utilité, à la fois comme courroie de transmission et comme « caisse de résonance ». C’est un lieu privilégié pour entendre la parole des salariés et identifier les facteurs de résistance aux changements. Il offre de surcroît un espace de confrontation formelle et informelle, au-delà de la seule obligation légale de consultation. Il est enfin un outil pour évaluer, gérer, voire, si l’on adopte un point de vue managérial, maîtriser le risque social.

Accompagner le changement

Tout changement demande en effet à être accompagné, sous peine de conduire à des incompréhensions et à des blocages. Il convient notamment d’analyser les impacts sur l’emploi, les postes de travail, les qualifications, les impacts sur les circuits et les procédures, l’organisation du travail, les conditions de travail. Cela suppose d’apporter des garanties aux salariés concernés et de répondre aux interrogations soulevées par le changement ; cela suppose aussi de reconnaître la difficulté du changement, notamment pour les salariés les moins qualifiés qui n’ont pas toujours ni la motivation, ni les moyens de vivre les évolutions et les révolutions qu’on leur demande2. Cela suppose enfin de faire un effort particulier en matière de formation, avant, pendant, et après le transfert : tutorat, monitorat, apprentissage en situation de travail des nouveaux procédés, des nouveaux rôles, information et communication régulière sont les leviers classiques et toujours pertinents de l’accompagnement négocié du changement.

Cet accompagnement est un enjeu important pour les organisations syndicales, en matière de compréhension des choix et de leurs finalités, de compréhension des enjeux, des impacts. La lisibilité des projets et leur bonne régulation sont les clés d’un changement réussi, et les organisations syndicales ont ici une place à prendre, dans la mesure où elles constituent un relais indispensable entre les salariés et la direction. Elles ont moins vocation à défendre les salariés « contre » le changement qu’à optimiser ce changement, en contribuant à en formuler les limites et en travaillant à ce qu’il se passe le mieux possible pour tous à l’intérieur de ces limites.

La principale question, dans le cadre qui nous occupe, est d’ailleurs moins l’évolution pour un salarié (ou un service) donné que la cohérence de l’ensemble. La différence des statuts, sur tel site ou dans tel process, est quelquefois extrême : dans l’intérêt des salariés, mais aussi dans celui des entreprises, il convient ici de travailler à établir un continuum de protection sociale. Cela implique par exemple d’établir des droits individuels pouvant être portés d’une entreprise à l’autre (on pense par exemple à la formule du passeport de formation) et de jouer au mieux de la dimension contractuelle qui s’est imposée dans le monde professionnel.

Soyons clair : l’effort ne concerne pas seulement les patrons, ici, mais aussi les syndicats. Dans l’entreprise étendue, les organisations syndicales ne peuvent plus raisonner dans la seule sphère de l’entreprise, en matière de droits et garanties collectives. La négociation au niveau de la branche professionnelle, au niveau d’un bassin d’emploi, ou même d’un site3 sont des réponses à des besoins de solidarités nouvelles. Des instruments comme le CE européen demandent également à être investis : de la même façon que les lieux de décision se déplacent, les lieux d’intervention syndicale doivent également se déplacer au niveau européen ou mondial.

Parallèlement à la refonte des systèmes de production, c’est donc tout le modèle social de l’entreprise qui doit être repensé, en favorisant une approche partagée des risques. La transformation et la modernisation de l’entreprise passent donc par un dialogue social élargi qui dépasse le seul cadre de l’entreprise.

1 : Venu du monde de la finance, le terme de rating comprend à la fois l’évaluation et la notation. Les investisseurs se réfèrent à la note attribuée par les analystes financiers aux entreprises cotées en bourse, pour déterminer le risque qu’ils prennent en achetant ou en conservant leurs actions. Si cette note baisse, les actions baissent. L’évolution majeure de ces dernières années est l’élargissement des critères sur lesquels se fonde le rating, avec une importance nouvelle donnée au bilan social, par exemple.

2 : Qui se cache derrière ce « on » ? La direction, sans doute, mais les dirigeants ne sont quelquefois que les exécutants d’une « nécessité » dont on est quelquefois bien en peine de trouver le véritable point d’appui. On peut le chercher, ce point d’appui, dans les exigences des actionnaires ; il réside sans doute aussi dans les logiques industrielles et macro-économiques du secteur concerné, et plus largement dans les exigences de l’époque. Mais on peut aussi voir dans la nécessité de changer un simple motif culturel, déconnecté de toute nécessité économique et obéissant à la seule logique de l’idéologie managériale. Sur cette lecture possible, voir l’entretien que nous a accordé Jean-Pierre Le Goff.

3 : Voir sur ce point l’exemple des Chantiers de l’Atlantique, à travers l’entretien avec Jean-Yves Texier dans le numéro 403 de la revue.