Le 13ème congrès de la CFDT Cadres en 2009 se tient au cœur d’une crise financière et économique et appelle à remettre le travail au centre des préoccupations de l’action syndicale. Comment aborder la question cadre à la lecture de l’activité professionnelle ?

Jean-Paul Bouchet. Dans un pays marqué par les statuts et le catégoriel, travailler sur les rôles professionnels était un enjeu politique. Ce qui avait été compris dans les années 2000 avec de nombreux travaux sur les cadres, tant sur la question du « qui sont-ils », mais également du point de vue d’une fonction et donc de la question « que font-ils ». Le fordisme et le taylorisme des Trente Glorieuses ont campé durablement le paysage des relations professionnelles dans les grandes entreprises et marqué les postures des acteurs. La figure de l’ingénieur puis de l’agent de maîtrise ou du cadre contrôleur des travaux et courroie de transmission de sa direction ont marqué les représentations.

La CFDT Cadres a travaillé sur la responsabilité, l’expertise - technicité et l’autonomie1, définissant trois fondements de la fonction cadre. Mais il fallait aller plus loin dans cet objectif politique en revenant à la question du travail, de l’activité et de ce qui fait la spécificité non pas au sens d’« à part » mais de « à part entière », avec des singularités et des identités. Le syndicalisme ne s’était pas suffisamment penché sur ces questions, comme l’ont souligné certains chercheurs qui nous ont aidés dans notre réflexion dans cette période. Un GDR Cadres avait amorcé cette réflexion entre 2001 et 20092 à la suite des travaux de Paul Bouffartigue et Charles Gadea. Nous avons fait appel à d’autres chercheurs tels que Francis Ginsbourger, Yves Lichtenberger, Sophie Pochic, puis Pascal Ughetto, qui nous ont beaucoup aidés à renouveler notre pensée sur le monde des cadres et des managers, et ce en partant de leur activité de travail.

Dans la même période, les travaux de l’Observatoire des Cadres devenu Observatoire des Cadres et du management (OdC)3, ont fortement contribué à l’émergence d’une pensée syndicale et CFDT sur ces réalités et ces changements. Les comités nationaux CFDT Cadres durant cette période ont été des moments privilégiés de la vulgarisation de cette pensée. Approcher le contenu du travail et sa finalité sans rester cantonné aux enjeux des conditions de travail était important. Au passage, cette orientation participait d’un objectif politique visant à bousculer des représentations militantes, y compris des autres organisations syndicales qui ont longtemps cantonné les cadres à une courroie de transmission patronale ou une catégorie, isolée des ouvriers. A ce face-à-face stérile et hors-sol, il fallait opposer le côte à côte de « salariés à part entière », invités à dialoguer et à coopérer pour mieux faire face aux pouvoirs des directions mais aussi aux défis sociétaux.

Ces travaux rejoignent le souci récurrent dans l’Union de se pencher sur l’organisation du travail, des enjeux de gouvernance à l’encadrement de proximité, le management devenant ainsi une question syndicale.

J.-P. B. La CFDT Cadres porte un vif intérêt depuis sa création, à l’analyse des techniques de management. Elle a travaillé ces quinze dernières années sur les outils et les modèles de gestion. Leurs impacts sur le quotidien des salariés et cadres en particulier ne sont plus à démontrer : progiciel de gestion intégrée, lean management, réingénierie, normes comptables… Nous avons exploré nombre de concepts issus du monde anglo-saxon, trouvant leurs racines dans les travaux de recherche des universités américaines pour une grande partie d’entre eux, et relayés par les évangélistes des grands cabinets de conseil.

Nous considérions que le syndicalisme ne pouvait se réduire à être le pompier de service éteignant les incendies nés de ces méthodes et leurs effets collatéraux négatifs sur les conditions de travail sans questionner en amont les modèles concernés. Avant de constituer la boîte à outils syndicale, il était nécessaire de s’approprier des concepts, de les analyser, et ce avec les acteurs concernés. Un groupe « outils de gestion », composé d’experts, d’économistes, de comptables, de sociologues, de consultants et de militants syndicaux a travaillé pendant plusieurs années et produit de nombreuses analyses, grilles de questionnement et d’intervention syndicale.

Pour illustrer ces travaux, citons les normes IFRS4 qui se sont imposées aux pays de l’Union européenne. Michel Capron qui participait à nos travaux avec d’autres collègues du cabinet Syndex nous a aidés à décortiquer les concepts cachés derrière ces normes tel que celui de « juste valeur » pour faire la démonstration scientifique de leur non-neutralité. L’entreprise est considérée comme un objet marchand que l’on peut vendre à tout moment, c’est donc la valorisation à un instant T qui prime. Le prix de vente ou de revente doit donc faire la bascule avec le prix d’achat ou d’acquisition. On est loin de l’entreprise de salariés, sauf que ce sont eux qui sont les premières victimes de ces opérations de vente et revente à répétition avec ce que l’on appelle les « achats à effet de levier » (LBO, leverage buy out), encore un concept anglo-saxon pour désigner la plus-value réalisée au moment de la vente.

Dénoncer les effets négatifs de ces outils et les modèles qui les sous-tendent a été pour nous tous un combat syndical. Même si cela pouvait paraître technique ou abstrait, notre objectif est toujours resté syndical, c’est-à-dire avec le souci d’équiper les militants en entreprise pour créer des contre-pouvoirs efficaces. Je cite comme exemple une filiale d’Orange Equant où les représentants CFDT ont réussi à faire reculer la direction sur un plan de vente de l’entreprise par appartements et avec des délocalisations d’activités hors d’Europe. Nous avons mis en avant un retour sur investissement calculé en ignorant tous les coûts cachés, minorés et externalisés et en s’appuyant sur les normes comptables IFRS. L’entreprise annonçait un retour sur investissement (ROI, return over investment) de trois ans lorsque l’équipe CFDT avait calculé le double en intégrant tous les coûts. La direction a reculé. Le résultat de cette action est concret et il a permis de sauvegarder des emplois. Une intervention en amont avec des élus formés aux enjeux de gestion est utile aux salariés. Je dirais enfin que cet investissement syndical a également surpris le monde académique. La participation de plusieurs membres de la CFDT Cadres aux premiers « états généraux du management » organisés par la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (Fnege) en 2008, alors que la crise financière mondiale bat son plein, illustre que nous avons fait le bon choix d’investir ces sujets.

L’exercice du métier de cadre au sein d’une organisation de travail, cette activité de management, fait référence à la responsabilité que la CFDT Cadres aborde sous l’angle collectif et individuel.

J.-P. B. La notion de responsabilité a été le fil rouge de beaucoup de nos travaux durant cette dernière décennie, qu’il s’agisse de responsabilité sociale ou sociétale des entreprises ou des organisations, de management responsable, et ce tant au niveau national qu’international. Un texte fondateur a été voté lors du congrès mondial de UNI Cadres en 2008, sur la base des travaux de la CFDT Cadres intitulé « Les dix conditions d’exercice d’une responsabilité professionnelle, éthique et sociale des cadres ». Cette impulsion dans le syndicalisme cadre à l’international a eu de nombreuses retombées et des prolongements intéressants comme les travaux sur les lanceurs d’alerte et leur protection à l’échelle internationale. Dans le champ de l’informatique dans une période de forte relocalisation des activités de production de code et de logiciels, dans différents continents, le projet « managing offshore and outsourcing sustainable » (Moos) doit être considéré comme une déclinaison de ces travaux d’origine, dans un secteur d’activités donné. Les travaux de la CFDT Cadres ont imprimé une forte marque dans les productions syndicales tant en Europe avec Eurocadres via le projet « responsible european management » sur le management européen responsable qu’à l’international.

La question de la responsabilité des managers, des décideurs n’a jamais été pour nous, syndicalistes, déconnectée de celles de leurs entreprises et des travaux sur la RSE. Mais force est de constater que les patrons n’ont jamais intégré cette question, ce continuum de responsabilité. J’avais interpellé le président du groupe Total dans un colloque sur le thème de la responsabilité sociale des entreprises en lui demandant simplement comment il avait décliné concrètement ce beau concept dans l’entreprise, avec son management et avec les cadres, lui qui disait « la RSE, c’est comme Monsieur Jourdain, cela fait des années que l’on en fait sans le savoir ». Sa réponse avait le mérite de l’honnêteté : « je n’y avais pas pensé, c’est la première fois que l’on me pose cette question ». Poser l’enjeu de la responsabilité de l’entreprise au regard de son environnement, de ses parties prenantes, ne peut s’opérer sans revenir à la question de la finalité de l’entreprise, de l’activité de production de biens et de services, au service de qui, de quels usagers et quels usages. L’entreprise est-elle un objet social, un objet sociétal ? Si la réponse est oui, alors son mode de management et les conditions d’exercice de la responsabilité managériale doivent être questionnés ou « requestionnés » au regard de cette finalité.

Ce n’est pas vraiment un hasard si nos travaux ont croisé ceux d’Armand Hatchuel, de Blanche Segrestin et de Kevin Levillain à l’Ecole des Mines de Paris puis ceux du collège des Bernardins sur ces thèmes et celui de « société à objet social étendu ». Un colloque de l’OdC5 dernièrement a là aussi marqué l’empreinte de nos travaux sur ces sujets, mais le fil conducteur est toujours le même : apporter au syndicalisme les outils d’une réflexion prospective sur l’avenir de l’entreprise, sa finalité, en revenant aux fondamentaux, questionner la place et le rôle des acteurs, et des cadres en particulier, et ce en lien avec tous les salariés et leurs représentants.

Enfin, cet enjeu de la responsabilité, nous l’avons abordé très concrètement auprès des managers de proximité. Le « guide du manager » CFDT6, l’ouvrage Manager sans se renier7 ou encore celui à paraître sur les lanceurs d’alerte8 sont les illustrations de travaux menés depuis quinze ans au sein de l’Union confédérale. Ces ouvrages, pleinement reconnus, montrent la pertinence de nos choix et réflexions au service des cadres, des autres salariés, des sections syndicales. Et, au final, de toute la CFDT, prolongeant ainsi les travaux d’anticipation de nos prédécesseurs sur les technologies et l’innovation, les autoroutes de l’information, depuis la création de l’UCC en 1967.

1 : Sur la question de l’autonomie, force est de constater que le mot a été galvaudé tant les réalités sont plus complexes que les incantations. Chacun ne dispose pas d’un environnement qui crée les conditions de l’autonomie professionnelle. Un syndicalisme invité à un retour sur le professionnel doit aborder cette notion. A lire : J.-P. Bouchet, « Les conditions de l’autonomie professionnelle. Renforcer les appuis face aux nouvelles formes d’activité », revue Cadres n°467, décembre 2015.

2 : http://gdr-cadres.cnrs.fr. Un groupement de recherche (GDR) est un regroupement d’unités, en totalité ou en partie, relevant ou non du seul CNRS, autour d’un objectif scientifique avec une mise en commun totale ou partielle de leurs moyens.

3 : www.observatoiredescadres.fr.

4 : International financial reporting standards, référentiel comptable, est un ensemble de normes définissant les méthodes de comptabilisation.

5 : « Réinventer le management du management ? », juillet 2017, www.observatoiredescadres.fr.

6 : Revue Cadres n°462, déc. 2014 pour la première édition.

7 : Ed. de l’Atelier, 2015.

8 : Ed. de l’Atelier, 2018.