La thèse de Pierre-Yves Gomez est provocante : nous sommes dans une économie dont le moteur est la rente. Non pas le profit (le mot suggère une concentration du capital et des moyens de production entre les mains de quelques-uns), mais la rente. Une économie qui permet de distribuer des revenus sans travailler, non pas à quelques-uns mais bien au plus grand nombre, sous forme de revenus de placements, de profits, de loyers, mais aussi de revenus sociaux. La protection sociale, qui garantit des revenus de remplacement en cas de maladie ou de vieillesse, participe de cet esprit de rente.

L’auteur constate que l’aspiration d’une majorité de personnes, c’est désormais de pouvoir vivre de rentes : tout le monde s’efforce, ni plus ni moins, de vivre aux dépens des autres. L’auteur, qui a le sens des formules, parle ainsi de l’« extension du domaine de la rente » à la masse des ménages.

« Si l’argent qui dort ne travaille pas, l’argent qui ne dort pas fait travailler les autres ; mais on préfère pudiquement que cela demeure invisible ».

Conséquence : c’est la majeure partie de la population qui fait pression pour maximiser les profits et donc exploiter le travail humain. C’est ce « cauchemar de Marx » que la financiarisation de l’économie a réalisé méthodiquement à partir des années 1970 : une gigantesque auto-exploitation du prolétariat. Le système fonctionne grâce à une intermédiation financière, qui fait en sorte qu’il n’y ait pas de contrepouvoir actionnarial, l’actionnaire individuel n’étant jamais en position d’exercer une pression directe sur la marche des entreprises. On voit même des salariés exprimer une certaine fierté de travailler dans des entreprises dont le dirigeant est bien payé, voire mieux rémunéré que ses homologues.

Le mécanisme de production de valeur économique s’est ainsi inversé. Le profit n’est plus le solde du compte d’exploitation qui rémunère le risque pris par l’investisseur et permet la reproduction du capital. Les fonds de pension exigent des rendements sûrs pour payer les retraites. C’est la promesse faite aux rentiers qui fait pression sur les profits des entreprises, qui elles-mêmes ajustent le travail à la réalisation de cette exigence. Les actionnaires sont ainsi les premiers servis dans le partage de la valeur ajoutée créée par l’entreprise.

La véritable fracture politique et sociale ne se situe pas entre les actionnaires et les autres parties prenantes, mais entre l’oligarchie financière et les autres.

La bureaucratie gestionnaire reproduit à l’intérieur de l’entreprise la logique que promeut l’oligarchie financière à l’extérieur. Elle impose une normalisation comptable et financière des organisations et par contrecoup du travail : les grandes entreprises utilisent les mêmes outils universels pour être comprises par les financiers du monde entier. L’entreprise sans usines prônée en son temps par Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel, version moderne du mythe d’Athènes sans les esclaves, est le point ultime de cette logique : « Un espace économique pur où l’on peut calculer et décider sans s’encombrer de cette protestation envers l’abstraction rationnelle qu’est le travail réel des gens ». C’est ainsi que la bureaucratie financière a rendu le travail proprement invisible.

Comment en est-on arrivé là ? L’auteur voit l’origine de ce phénomène dans la conception doloriste du travail qui prévaut depuis des lustres. L’étymologie couramment admise - dont l’auteur conteste par ailleurs l’exactitude - renvoie à un instrument de torture, le tripalium. Depuis Adam chassé du jardin d’Eden et condamné à travailler à la sueur de son front (Eve étant pour sa part condamnée à enfanter dans la douleur), le travail est d’abord une souffrance. Il mérite à ce titre une « compensation » (traduction anglaise du mot « rémunération »). Il faut en outre le réduire au minimum.

L’auteur convoque les philosophes, notamment Hannah Arendt et Simone Weil, pour réfléchir à la vraie nature du travail. Si l’on peut discuter de sa lecture d’Hannah Arendt, l’essentiel est sa conclusion, qui pointe dans l’économie de la rente un triple asservissement : l’humain au travail est nié dans sa dignité et sa puissance de travailleur ; en courant après le rêve de la rente libératrice, il a secrété son auto-exploitation ; il est réduit à la lamentation pour se faire entendre en tant que travailleur.

La crise nous invite aujourd’hui à ouvrir les yeux. Cette économie financière est devenue un grand corps malade. Le système économique qui a promu la rente de masse est entré en dépression, car il ignore un principe de base : le travail humain est la source de toute création de valeur économique. Et cet escamotage du travail réel dans l’économie de rente explique la crise actuelle, bien davantage que les excès de la finance ou de la dette.

C’est donc en renouant avec une philosophie du travail que nous construirons l’économie de l’après-crise.

Pour sortir de cette invisibilité du travail, c’est le travailleur lui-même qu’il faut reconsidérer en tant que personne au travail. Comme l’a écrit Simone Weil, le travail est pleinement subjectif, au sens où il fabrique le sujet qui travaille. Aujourd’hui c’est au contraire la dimension objective du travail qui est hypertrophiée. Les critères de performance, réduits à des normes financières, ont pris le dessus sur les autres formes de valorisation de l’activité réelle.

« Epuisement des travailleurs, combustion de soi d’êtres humains soumis à des exigences de performance intense dans une compétitivité spéculative généralisée ». Les cadres et les managers ne sont pas épargnés. Le culte de la norme et du chiffre s’est imposé à eux. Avec le reporting et les progiciels de gestion intégrée, les gestionnaires sont devenus les experts du travail abstrait. Plus ils grimpent dans la hiérarchie, moins ils observent le travail tel qu’il se pratique. Les systèmes d’information font écran pour rendre le travail vivant invisible. Les élites se désespèrent du coût du travail ou de la compétitivité, alors que c’est la philosophie même du travail et la place du travailleur qui ont été mutilées.

On peut discuter de la justesse de cette thèse de la société de rente généralisée. Considérer les revenus sociaux de remplacement comme une rente est certainement plus pertinent dans les pays anglo-saxons (où notamment les retraites sont financées par capitalisation) qu’en France, où les cotisations sociales - et par ricochet les prestations - sont plutôt vues comme un salaire indirect. Mais l’essentiel n’est pas là.

L’auteur ne se contente pas d’appeler de ses vœux la fin des « Trente Financières ». Il esquisse un programme visant à « définanciariser » les entreprises - comme on désamiante un immeuble - pour les recentrer sur le travail réel. D’abord en reconnaissant la gratuité et le don - beaucoup plus répandus qu’on ne l’imagine. Puis en faisant en sorte que chacun se trouve personnellement et librement impliqué dans un projet commun. Il s’agit de donner du sens au travail, en remettant de la cohérence globale dans des tâches éclatées, en étant capable de dire à chaque travailleur à quoi et à qui son travail est utile, en suscitant ainsi le désir de le réaliser.

Enfin, la co-détermination à l’allemande (Mitbestimmung), dont l’auteur se fait le brillant avocat, permettrait d’introduire le souci du travail réel dans les préoccupations stratégiques et d’affirmer une conception de l’entreprise comme communauté de travail. En outre, la co-détermination permettrait d’observer le gouvernement de l’entreprise comme un travail dont la réalité serait perçue par l’ensemble du corps social.

L’auteur en conclut qu’une « économie du travail vivant » va s’imposer inexorablement, parce qu’elle est plus efficace économiquement et socialement. D’autant que la concurrence des pratiques jouera : les entreprises qui valorisent le mieux le travail réel auront un avantage sur les autres.

Enfin des politiques et des gestionnaires éclairés feront la promotion des expériences transformatrices qui accéléreront la « définanciarisation ». Car « dans la vraie vie, tous ne veulent pas rester éternellement des ombres », écrit-il. Il est permis d’espérer.